jeudi 3 février 2022

Politainment

Avez-vous regardé « Face à Baba », nouvelle émission « politique » sur C8 ? Moi si. Et je ne suis pas sûr que ce fut une bonne idée. Marx disait, citant Hegel, que l’histoire se répète, la première fois comme une tragédie, la deuxième comme une farce. Et bien, « Face à Baba » est la répétition d’émissions comme « l’Heure de vérité », mais sous format farce. C’est triste de voir où en est tombé le débat politique. On trouve pas mal d’auteurs pour dénoncer les dérives de « l’infotainement », mélange de « information » et « entertainment » (« amusement » en américain). Il faudrait peut-être une nouvelle catégorie, le « politainment », mélange entre « politique » et « entertainment ».

En 1994, lorsqu’il anime le débat entre Bernard Tapie et Jean-Marie Le Pen, Paul Amar ouvre la confrontation en proposant aux deux participants des gants de boxe. A l’époque, le geste fait scandale et Amar paiera chèrement son geste, tout simplement parce que les Français se faisaient une certaine idée du débat politique en démocratie, et n’acceptaient pas qu’il soit réduit au spectacle d’un match de boxe. On imagine difficilement aujourd’hui qu’il fut un temps où tout n’était pas permis, où les émissions politiques étaient un questionnement digne et rationnel, dans un décor sobre, d’un homme politique par des journalistes et des politologues.

En 2022, l’homme politique n’est plus face au peuple ou à l’histoire, mais « face à Baba ». Pour ceux qui ne le sauraient pas, le nom de l’émission vient du petit nom dont la mère de Cyril Hanouna affublait son enfant. Ce n’est pas neutre. L’homme politique parle dans un décor « flashy » destiné à distraire le spectateur, qui pourrait être celui d’une émission de variétés. Il est interrogé par différents personnages médiatiques ou « citoyens de la société civile » qui excellent dans le pathos mais sont incapables de poser une problématique qui soit véritablement politique. Il ne peut sortir de ces confrontations… qu’un match de boxe, des échanges de « vous vous prenez pour qui, vous ? », et des flots de démagogie. Démagogie qui consiste autant en promettre n’importe quoi que de prétendre une fausse empathie avec les malheurs de son public.

Je me suis toujours demandé, en regardant les émissions de Mireille Dumas, comment des gens pouvaient manquer de dignité et d’estime de soi au point d’exhiber leur vie intime à la télévision. Avec les hommes politiques, c’est pareil. Qu’un candidat à la plus haute magistrature se laisse (mal)traiter d’égal à égal par un bateleur comme Hanouna et ses invités, c’est déjà consternant. Qu’un candidat accepte de participer à une telle émission comme « faire valoir » d’un autre candidat, comme l’a fait Zemmour, c’est désolant.

Le spectacle avait chassé l’information de nos écrans, maintenant il chasse la politique. Confronter l’homme politique à la « victime » – ce que Hanouna fait abondamment – tue la politique, parce que la politique nécessite une capacité à s’abstraire du cas particulier pour penser le cas général. « Hard cases make bad law » (« les exemples difficiles font des lois mauvaises ») disent les Anglais, et ils ont raison. Lorsque l’homme politique s’occupe du cas de monsieur X ou de madame Y, il ne fait plus de politique. Faire de la politique, c’est dégager l’intérêt général et le mettre au-dessus des intérêts particuliers. Et l’intérêt général exige quelquefois que madame Y se prenne un coup de matraque dans la gueule, ou que monsieur X meure dans les tranchées. Le malheur individuel peut être mis au service de tout et son contraire : en entendant l’infirmière qui dénonce la misère de l’hôpital, on a envie d’augmenter la dépense publique. En écoutant le gentil transporteur écrasé par les taxes sur l’essence, on a envie de la réduire. On ne peut penser une politique à partir de la superposition des discours individuels.

Placer l’homme politique dans un décor de variétés tue la politique, parce que le citoyen finit par se demander si l’homme politique croit plus à ce qu’il dit que l’acteur qui joue Hamlet. Et j’irai plus loin : si l’homme politique accepte de se donner en spectacle, c’est parce que lui-même se met dans la peau d’un acteur (1). Mélenchon est de ce point de vue le pionnier, avec ses « hologrammes » et autres « meetings immersifs ». Insidieusement, la forme prend le pas sur le fond, la sensibilité – et la sensiblerie – sur le discours rationnel. Mais Mélenchon n’est pas le seul, loin de là. Tout le monde est atteint, y compris au plus haut de la pyramide. Quand le président de la République fait une émission avec McFly et Carlito, il fait lui aussi du spectacle.

La politique, la vraie, est une chose sérieuse. Une chose qui nécessite une hauteur de réflexion, une capacité à s’abstraire de l’anecdote. Une chose qui impose des choix tragiques. Si ceux qui sont censés la faire n’y croient pas, pourquoi le peuple le verrait-il autrement ? C’est bien cela le problème : si la politique devient un spectacle, l’homme politique devient un acteur, c’est-à-dire un homme qui débite – bien ou mal – un discours auquel il n’est pas tenu de croire, et qu’il s’adapte au gout du public. Personne ne s’imagine que l’acteur qui joue Macbeth s’intéresse à l’avenir de l’Ecosse.

Descartes

(1) J’invite ceux qui n’auraient pas regardé « face à Baba » avec Jean-Luc Mélenchon de regarder les dix dernières minutes de l’émission, c’est-à-dire, la séquence avec Raquel Garrido. Il y a de quoi faire un sketch…

 

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