vendredi 18 février 2022


Voilà pourquoi vous devez aller voir “un autre monde!”

Parce que c’est un film qui parle de ce où nous en sommes tous, il a été acclamé par la critique internationale à juste raison. il est le dernier maillon d’une chaîne de films de Stéphane Brizé avec entre autres Vincent Lindon, qui a commencé avec La loi du marché (2015), puis En guerre (2018), comme La loi du marché il décrit la violence et la folie d’un plan social, pour les ouvriers, mais aussi pour les cadres chargés de le mettre en œuvre et qui considèrent que non seulement il détruit les hommes mais n’a aucune logique pour l’entreprise elle-même et donc est le simple prélude à une délocalisation. Mais le film va plus loin, il choisit le pari de la fiction pour nous faire percevoir qu’il n’est plus question d’aménager, d’organiser même une simple résistance, il faut envisager un autre monde…

Résumons rapidement le scénario : Philippe Lemesle a 57ans, de l’extérieur il présente tous les signes de la réussite. Il est cadre dirigeant d’un groupe industriel américain, il a une femme qu’il aime (Sandrine Kiberlain), deux enfants, un bel appartement et une résidence secondaire. D’ailleurs dès le début nous n’ignorons rien de son patrimoine puisque sa femme demande le divorce et que les avocats s’affrontent autour du partage des biens. La procédure est interrompue quand le fils fait une crise d’autisme. C’est l’enfant symptôme, celui qui craque devant l’injonction que représente le père qu’il aime : “Deviens performant et Mark Zuckerberg te recrutera pour facebook”. C’est sa forme d’hallucination .

Au plan professionnel, le groupe américain et sa représentante pour l’Europe exigent pour le bénéfice des actionnaires un nouveau plan de restructuration et Lesmesle, qui reste le plus souvent tendu, silencieux et n’intervient que pour tenter de transformer la logique qui le broie, lui et les autres, doit faire appliquer cette décision. Il sait qu’elle va à l’encontre des intérêts des salariés mais même de la survie de l’entreprise, il ne peut pas assumer. Dans un véritable conflit de loyautés, il tente de proposer une autre logique qui lui permettrait de sauver tout ce qui part à la dérive autour de lui, sortir de cet étouffement. D’ailleurs apparemment à la fin il choisit la rupture, se dégager de ce piège qui le détruit et assumer cet enfant-là en crise d’autisme, ce n’est pas rien. Cet enfant est la pièce centrale de l’effondrement du père, de son couple, de l’entreprise, de sa dignité et il accélère dans l’intime de la famille l’impossibilité de ce monde-là. Peut-on sortir de ce monde-là? C’est toute la question en tous les cas pas par une décision individuelle et c’est peut-être ce que dit le fils, quand il se reconstitue à travers une pièce de théâtre où il manipule dans un dernier plan une marionnette: est-ce que le happy end de la famille sauvée parce que le père s’est ressaisi n’est pas l’ultime leurre ?

Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit et qui rend ce film urgent à voir : nous sommes arrivés au bout d’un système, ce qu’un marxiste appelle un mode de production, et qu’on laisse dans le flou conceptuel du “système” : ceux qui refusent de continuer comme ça, ce sont les ouvriers les sacrifiés, ceux que de plan en plan on a réduit à la portion congrue et qui n’en peuvent plus comme à l’hôpital sous COVID. Ce ne sont pas ceux qui disjonctent le plus, eux ils sont encore dans la réalité des corps, alors que ce qui est au-dessus d’eux a complètement perdu le sens de la réalité de ce qu’ils sont sensés produire, comme l’enfant. Nous sommes dans un au-delà de ce que décrit Ken Loach, et qui en général concerne la destruction programmée du monde ouvrier, le mal est remonté plus haut, il atteint tous et toutes et même le grand patron américain qui lui aussi reconnait n’être qu’une marionnette manipulée par Wall Street. Il y a d’ailleurs dans cette scène de la vidéo conférence un grand moment de bascule, qui fait que Stéphane BRIZE, le réalisateur réussit ce que Nanni MORETTI a raté, la représentation du caractère invivable pour tous de ce système : l’absence totale de sentimentalité, la brutalité des Etats-Unis et la révélation de ce qu’est un professionnel du capital, dans l’entreprise comme à Hollywood. Celui qui joue le PDG, le Méphisto du système est dans la vie un véritable PDG, Jerry Hickey.

C’est là que le cinéma, le film, joue le rôle qui doit être le sien, celui d’une catharsis qui ne se contente pas de purger les passion mais nous invite à la prise de parti. J’ai repensé à Fritz Lang, à la rencontre que fut pour lui les Etats-Unis, le naturel de ce qui restait encore allégorique dans les films allemands, les chefs d’œuvres que sont pourtant METROPOLIS, Mabuse et M le maudit. Aux Etats-Unis, à Hollywood, il découvre le mal, le capitalisme à son état naturel, sans parade, sans truquage, il n’était plus besoin du nazisme, ce pays l’avait intériorisé et il suffisait simplement de montrer la violence brute partout et toujours du quotidien y compris dans les objets, là c’est l’ordinateur. Stephane Brizé dans cette scène de la vidéo conférence va jusqu’à la force brute du cinéma américain. Quand après avoir couvert d’éloge les deux cadres français qui proposent une alternative ingénieuse au plan de licenciement, le grand patron crie “I don’t give a fuck” et parle de ce qui le domine lui-même “wall street”, la financiarisation, c’est digne du grand cinéma américain. Ne jamais croire faire de l’art, exercer son métier, être efficace, rentable. Pour faire de la politique, il suffit de décrire la violence, la fin de tout affect et c’est “le veau d’or” Satan qui mène le bal, sans autre décor qu’une vidéo conférence avec des visages mis à nu, des masques fermés et pourtant révélateurs de leur enfer intime, de la corruption exigée d’eux. Nanni Moretti et même Ken Loach sont restés trop européens, alors que dans ce film nous atteignons la violence qui est celle des films américains qui eux-mêmes sont pris dans la même efficacité, la même rentabilité, le même désespoir.

Si je n’ai cessé de penser à Fritz LANG, c’est non seulement parce qu’il y a une rétrospective de son œuvre mais parce que je ne cesse à son propos de repenser à la nécessité de la fiction pour dire le vrai. Son rapport à Brecht mais aussi à Godard à ce sujet, le documentaire est une étape, mais seule la fiction qui sollicite l’émotion et l’identification du spectateur (la catharsis) est VRAIE (1). Est-ce que la fiction, le retour au lieu traumatique où se libère la parole qu’est ici la cellule familiale et son étouffement, sa destruction aide à la prise de conscience politique ou se contente de nous purger de nos angoisses ? Sommes-nous plus près de Brecht ou de FREUD ? j’ai beaucoup travaillé cette question à propos du film dans lequel Brecht et Lang se sont rencontrés dans une lutte commune contre le nazisme (2), je pense qu’ici aussi il y retour au politique par le choix de la fiction, du “mentir vrai” d’Aragon.

Le film de Stéphane Brizé semble dans le prolongement de tous les autres qu’il a fait, on y retrouve cette préoccupation sociale, mais aussi le même système des acteurs mêlés à des gens qui jouent leur propre rôle, et son acteur fétiche toujours aussi dense, tendu, Vincent Lindon. Pourtant un seuil est franchi qui rend ce film différent des autres, le rôle essentiel de la fiction. La cellule familiale est justement ce lieu fictionnel, qui nous oblige à l’empathie et qui montre à quel point rien ne peut être sauvé de ce monde-là et l’enfant en est le symptôme. Dans la fiction on ne peut pas dire toute la réalité, mais celle-ci est incroyable et nous empêche de nous identifier. Parfois, on prend des morceaux de cette réalité-là, quand Marie DRUCKER la PDG pour l’Europe ou qui voudrait l’être, excellente dans le rôle, prononce cette phrase: “Tout est précarité dans la vie, l’amour, la santé et donc pourquoi pas le travail”, elle emprunte ce constat à madame Parizot du MEDEF. Mais tout ne peut pas être dit ce serait trop.

Si j’osais… Mais je vais oser: ce film vous explique mon choix de soutenir à fond la campagne de Fabien ROUSSEL alors qu’est intervenu pour moi un divorce définitif avec le PCF. Un divorce bienveillant comme celui qui peut exister au sein du couple, parce qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’enfer pour certains individus dont je fais partie dans l’aspect familial de l’organisation. L’humiliation permanente infligée est insupportable, destructrice de tout ce qui vous a créé. Alors pourquoi malgré le divorce cet engagement? Un peu comme dans ce couple, parce que je sais que c’est pour avoir voulu composer avec une résistance qui n’en a pas été une que le parti “révolutionnaire” est devenu ce qu’il est. Parce que je ne suis que trop convaincue que le monde capitaliste, l’accélération de son autodestruction des individus, de l’environnement est inexorable dans ce système-là. On ne peut rien rafistoler. Le COVID l’a révélé. Les propositions réformistes sont comme le film de Nanni Moretti, un épuisement quand cela ne tourne pas au patronage de Guédiguian. La campagne de Fabien Roussel, (le sait-il lui-même?) reflète cette exigence ouvrière, populaire, qui ne peut plus accepter parce qu’ils ont encore la force d’exiger la vie, celle des corps, et c’est la seule chance d’un autre monde. La fascination que semblent éprouver certains journalistes devant le candidat communiste tient à l’ébranlement des consciences devant l’impossibilité de ce qui est exigé d’eux et peut-être comme le cadre du film, au sentiment que l’on ne peut pas continuer comme ça. Paradoxalement, est-ce que dans un premier temps ce ne sont pas eux les plus sensibles à la nécessité du “roussellement”, à la duperie du “ruissellement”. Le monde ouvrier qui n’a plus rien à perdre, est dans la ténacité, dans le doute face à ces gens-là. Mais c’est le seul chemin existant. Peut-être parce que je vis la manière dont nos enfants disjonctent, des éclopés que l’on pense faire revenir à coup de médicaments, le pessimisme est un luxe que je ne peux pas me permettre et je me dis il y a là une bouche d’aération et il faut tenter de respirer, on ne peut pas renoncer à ce possible.

VOILA pourquoi vous devez aller voir ce film… parce qu’il vous dit avec beaucoup de “métier” l’impossibilité de continuer comme ça, au plus intime de nous-mêmes.
Danielle BLEITRACH

 

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