mardi 26 avril 2022


La Russie propose de refaire le monde avec la Chine et l’Inde

Cet article traduit par Marianne Dunlop fait état des travaux d’un club conservateur qui a pris acte de la fin de l’hégémonie occidentale et s’interroge déjà sur le positionnement russe dans ce qu’il estime être le futur grand affrontement : la Chine et l’Inde. Dans l’énumération des atouts, il y a paradoxalement pour ceux qui ont jusqu’ici soutenu le libéralisme l’héritage soviétique, le seul capable de donner une place à la Russie, à tirer partie de ses immenses ressources et à jouir d’un positionnement politique amical entre le socialisme chinois et l’amitié indienne. Dans le fond la crise ukrainienne, ses sanctions ne font que précipiter la tendance. La grande question que pose cette vision hétéroclite reste quelle est la classe dominante et est-elle en mesure d’imposer autre chose que la concurrence des profits, la guerre, ou la coopération socialiste? Visiblement dans le bric à brac proposé l’essentiel est occulté à savoir que par exemple en Chine la dynamique du profit est soumise à “la dictature du prolétariat” comme dans l’ex-URSS ce qui est différent de la dictature du capital. (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop)


22 avril 2022, 02:51
Photo : Grigory Sysoyev/RIA Novosti

Texte : Mikhail Moshkin

Le monde est sur la voie d’un ordre économique fondamentalement nouveau. L’hégémonie de l’Occident libéral avec son “bâton” de sanction est une réalité passagère. L’agenda du futur proche est une bataille entre le socialisme chinois et la démocratie indienne armée d’intelligence artificielle. Ces opinions ont été exprimées lors de l’ouverture d’un nouveau club de discussion “La Colline des Moineaux” (1). Comment la Russie peut-elle ne pas tomber dans les oubliettes de l’histoire dans le cadre de la transformation mondiale?

Jeudi, la première réunion ouverte du club de discussion du même nom s’est tenue à Moscou sur la Colline des Moineaux.

En un peu moins de deux heures, des présentations ont été faites par Sergei Glazyev, ancien conseiller du président russe et actuel ministre de l’intégration et de la macroéconomie à la Commission eurasienne, le publiciste et auteur Nikolai Starikov, ainsi que des représentants du grand patronat et de la science économique universitaire. Le représentant de Russie Unie, Alexandre Joukov, premier vice-président de la Douma d’État (de 2004 à 2011, vice-premier ministre, conservateur du bloc économique et, en même temps, des “affaires sociales”), a participé activement à la discussion.

Toutefois, il convient de noter que presque tous les intervenants ont souligné qu’ils devaient être considérés uniquement comme des individus. Mais avant tout, en tant que porteurs d’idées destinées à aider la Russie à sortir dignement des perturbations post-sanction actuelles. “Le club discutera de toute question économique, c’est une plateforme non partisane ouverte à toutes les personnes, quelle que soit leur idéologie, qui se soucient du sort de la Russie”, a déclaré au journal VZGLYAD Alexander Babakov, l’un des organisateurs du club et le vice-président à la Douma d’État de Russie Juste – Pour la vérité.

L’une des idées discutées était le “Concept pour le renforcement de la souveraineté russe” (CURS) (2), qui a été présenté il y a environ un mois par un groupe d’économistes. Comme l’a expliqué Babakov, le CURS repose sur six idées.

La première est l'”émission ciblée”, c’est-à-dire la mise en circulation contrôlée de monnaie par le gouvernement pour une tâche spécifique. Cette tâche (c’est aussi le deuxième principe du CURS) est la construction d’une “économie multisectorielle”, ce qui implique de s’écarter du modèle purement marchand et de développer des industries indépendantes des approvisionnements étrangers : construction mécanique, production de biens de consommation, etc.

Pour cela, il est nécessaire de résoudre la troisième tâche : créer – ou plutôt recréer – un système de planification étatique. Pas le Gosplan à la soviétique, qui “dirige tout, jusqu’à la production d’un simple clou”, mais un système de planification stratégique au niveau des industries. “En utilisant les dernières technologies pour collecter et traiter de grandes quantités de données”, précisent les développeurs du CURS.

Les quatrième et cinquième principes sont liés entre eux. C’est l’introduction du concept de “coût équitable du travail”, que les économistes libéraux ignorent. Ce coût “doit inclure tous les coûts nécessaires pour assurer une qualité de vie élevée au travailleur – une bonne alimentation, un logement, des loisirs culturels, une éducation pour ses enfants, des possibilités de rétablir la santé et bien plus encore. En outre, CURS propose de mettre en œuvre en Russie l’idée bien connue (quoique controversée) d’un revenu de base inconditionnel : chaque Russe est reconnu comme copropriétaire des ressources de base du pays et bénéficiaire d’un certain dividende national du fait de sa naissance.

Enfin, le sixième principe est géopolitique. Les auteurs du concept appellent à la formation d’un “contour économique autosuffisant de la Russie” sur la base de l’Union économique eurasienne (UEEA). Il implique l’introduction du rouble numérique eurasien avec un centre d’émission unique – et qui devrait devenir le seul moyen de paiement (à la place du dollar, de l’euro ou du yuan) dans les règlements mutuels au sein de l’UEEA. Le nouveau bloc eurasien, avec 200 millions d’habitants et la Russie comme chef de file, devrait devenir la cinquième économie mondiale après la Chine, les États-Unis, l’Union européenne et l’Inde, selon les concepteurs de CURS.

Toutefois, précisent les organisateurs du Club, le concept proposé n’est pas un dogme, mais un sujet de discussion. “Nous voulons discuter, argumenter, car lorsque nous communiquons avec le gouvernement, il est souvent très difficile de trouver un consensus. Ce n’est qu’ici que nous avons la possibilité de discuter directement avec Sergueï Glazyev et Alexandre Joukov”, a déclaré Sergueï Mironov, coprésident de Russie juste et chef de sa faction à la Douma, en présentant le CURS et le club.

Toute la discussion a été accompagnée d’une métaphore, dictée par la proximité du lieu de réunion – le tremplin sportif sur les Collines des Moineaux. Notre économie doit maintenant “faire un bond” sans tomber dans le gouffre de la crise, ont souligné les participants à la discussion. “En fait, il y a deux tremplins, l’un est démantelé et l’autre est en réparation”, a fait remarquer le modérateur de la réunion, le journaliste et présentateur de télévision Igor Vittel. Cela a également été interprété de manière métaphorique :

Toutes les recettes traditionnelles pour le développement de la société, qu’il s’agisse du libéralisme de marché classique ou du “socialisme réel”, soit ne fonctionnent pas, soit doivent être “repensées”.

“Malheureusement, ces idées que nous défendions de manière si active et optimiste dans les années 70 n’ont pas pu être mises en pratique pour un certain nombre de raisons objectives et subjectives. Mais si elles peuvent être mises en œuvre maintenant, je ne pourrai qu’applaudir”, a fait remarquer M. Joukov, premier vice-président de la Douma.

“Je ne peux pas convenir que le système soviétique s’est avéré non viable”, a rétorqué M. Glazyev. – Si c’était le cas, nous n’aurions pas gagné la Grande Guerre Patriotique. Mais le système planifié soviétique n’a pas fonctionné à la fin des années 1980, ne répondant pas aux nouveaux défis. Cependant le socialisme a survécu en Chine, même si c’est un socialisme différent”.

L’humanité est en train de passer à un nouvel “ordre économique mondial”, note l’économiste dans son rapport. Selon Glazyev, le monde s’éloigne du “modèle impérial” (incarné par les pays du capitalisme classique dirigés par la superpuissance-hégémonique des États-Unis) – pour se diriger vers un “ordre économique mondial intégré”. “Il s’agit d’un nouveau système de gouvernance qui intègre tout ce qui a été élaboré jusqu’à présent. Mais le fait est que l’État dans ce système fonctionne comme un arbitre et un chef d’orchestre”, a expliqué l’expert.

M. Glazyev prédit que, dans un avenir proche, le développement économique de la planète sera déterminé par deux puissances – et ce ne seront pas les États-Unis et la Chine, comme cela semble être le cas actuellement. L’analyste estime que “le système actuel du capitalisme libéral centré sur l’Amérique a rendu l’âme”. Les concurrents seront la Chine (avec son socialisme à spécificité nationale) et l’Inde – “une démocratie d’un milliard et demi d’habitants, qui adoptera bientôt l’intelligence artificielle”, estime M. Glazyev. La tâche de la Russie dans les nouvelles conditions est de “se trouver au centre du nouvel ordre économique mondial et non en marge de celui-ci”.

“Pour ne pas se retrouver au bord du chemin, il faut faire ce que font les pays du noyau dur du nouvel ordre économique mondial. Il s’agit de la planification stratégique plus la concurrence du marché”, a expliqué M. Glazyev au journal VZGLYAD à la fin de la réunion du club. – L’augmentation du bien-être social devrait être désignée comme l’objectif.

“En tant que citoyens, nous devrions analyser les mesures prises par le gouvernement et les différentes institutions du pouvoir pour atteindre cet objectif”, a déclaré à son tour M. Babakov. – Tous les instruments de l’administration de l’État, y compris les systèmes monétaires, de crédit et bancaires, doivent tendre vers cet objectif d’amélioration du bien-être de la société. Ce système devrait avoir pour mission de maximiser les investissements. S’il y a maximisation de l’investissement, il y aura automatiquement minimisation de l’inflation.

“La route est déjà tracée ici”, a ajouté M. Glazyev. – Nous n’avons pas besoin de suivre aveuglément le FMI, ni de pleurer après les dollars américains et les institutions financières de Washington, nous devons nous engager dans un développement fondé sur les principes qui fonctionnent parfaitement bien en Chine, en Inde et dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est. Nous avons une énorme expérience dans ce domaine, et certains ont pris des leçons chez nous à l’époque…

Aujourd’hui, nous sommes tout à fait capables de nous développer à un rythme d’au moins 10 % par an si nous mettons en œuvre cette approche systématique globale de la gestion du développement.

“Nous avons suffisamment de ressources dans le secteur financier. Nous pouvons émettre autant d’argent que nécessaire pour approvisionner notre propre pays en production industrielle et en consommation naturelle”, affirme M. Babakov. Quant aux sanctions occidentales qui nous visent, elles n’ont fait que montrer que “nous devons résoudre les problèmes de développement économique nous-mêmes, par nos propres moyens”.

(1) Qui s’appelait les Monts Lénine à l’époque soviétique, c’est là que se trouve la gigantesque Université de Moscou.

(2) Le sigle en russe est riche de significations : “cours”, “ligne politique”, “manuel”, “instruction”, “année universitaire”.

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