mardi 23 août 2022

 

Qui sont, et où sont les prolétaires en 2022?

23 Août 2022 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #GQ, #classe ouvrière, #Qu'est-ce que la "gauche", #Economie, #Théorie immédiate, #Mille raisons de regretter l'URSS

Qui sont, et où sont les prolétaires en 2022?

 

En relisant les textes originaux publié sur Réveil Communiste, on constate que leur cohérence repose presque intégralement sur le fait qu’ils entendent exprimer l’intérêt et les revendications fondamentales du prolétariat.

Or le prolétariat est rendu invisible dans notre société par plusieurs facteurs, concordants, qui le dissimulent presque au point de le faire disparaître de la conscience commune. Ainsi un lecteur sous l’influence de la pensée dominante aura l’impression que les analyses de RC sont sans objet réel. Sauf s’il fait lui-même partie du prolétariat, mais il ne faut pas se faire trop d’illusion à ce sujet : les ouvriers d’aujourd’hui ne sont pas, ou plus, des lecteurs de textes militants marxistes.

Le but de ces réflexions est d’ailleurs de proposer des idées pour y remédier, sachant que l’organisation prolétarienne type de notre pays, le PCF, n’accomplit plus son rôle historique d’éducation populaire, et qu'il a même tourné le dos aux ouvriers (au congrès de 2006, le premier auquel j’ai participé, dans la très longue « base commune » laborieusement rédigée soumise aux délégués, le mot « ouvrier » n’apparaissait qu’une seule fois, dans l’expression « vote FN ouvrier »!).

D’une manière générale, le prolétariat et les prolétaires disparaissent du langage des forces progressistes, « anticapitalistes » ou supposées telles.

C’est le cas des théories gauchistes de l’unité de tout le peuple contre le 1 % des plus riches. Que le 1 % prend beaucoup ses aises, ça ne fait pas de doute, mais il n'en reste pas moins qu'il est défendu et rembourré par une couche nombreuse d’une nouvelle moyenne bourgeoisie adhérant à l’idéologie dominante pour laquelle nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, qui selon le critère choisi pour la définir va regrouper entre 20 et 40 % de la population dans notre pays , qui s'étale pour occuper de vastes espaces géographiques et qui surtout représente une part nettement plus importante du corps électoral actif (moins dans les pays émergents mais quantité non négligeable non plus comme le montrent les hauts et les bas électoraux de la gauche latino-américaine anti-impérialiste depuis une dizaine d'année), et ce n'est pas rien. Une couche sociale à l’abri du besoin qui s’imagine comme un modèle d'éthique et de civilisation, qu’il faudra mettre à contribution dans tout programme de changement social, et qui ne va pas être d’accord .

Le critère géographique qui place 60 % des Français dans la périphérie et le restant dans les « centres » (où se trouvent aussi les « cités » c’est à dire les ghettos, dont il faut alors décompter les habitants, environ 10 % de la population française), donne une idée où il faut chercher les prolétaires si on veut vraiment les rencontrer. Les habitants ne sont pas tous prolétaires dans la périphérie mais leur proportion est nettement plus importante dans cette zone, où il n’y a pratiquement plus de municipalité PCF (sauf dans le nord de la France).

De même le salaire net médian qui est de 1750 euros, ce qui signifie que 40 % des Français (sur 80 % de salariés) gagnent moins que cela, peut nous éclairer la lanterne quant à savoir qui chercher. Ceux qui perçoivent un faible salaire n’étant pas tous des prolétaires, car ils peuvent relever du budget global d’une famille de la bourgeoisie, et ils servent alors d’appoint. Et ceux qui perçoivent jusqu’au double ou triple de ce montant peuvent par contre faire partie des salariés les plus exploités, notamment dans le secteur des nouvelles technologies. Il y a aussi un nombre important d’indépendants artificiellement créés, par exemple par l’ubérisation, qui forment un nouveau prolétariat informel, extrêmement précaire et mal rémunéré, sur le modèle prévalant dans le Tiers Monde.

Ceux qui appartiennent à la CSP « ouvrier », totalisant autour de 20 % des actifs, sont délibérément minimisés par les statistiques : une bonne partie des employés, des professions intermédiaires et même de plus plus en plus de cadres sont en fait des travailleurs exploités. La forte proportion de cadres parmi les militants syndicaux signifie simplement que les cadres et techniciens actuels sont équivalents à l’ouvrier qualifié de la période fordiste qui représentait déjà la majorité des syndiqués ; les salariés qui se sont suicidés à France Télécom après la privatisation étaient, pour la plupart, des cadres.

Les travailleurs hors de France et hors de l’Occident en général sont particulièrement exploités et les nombreux emplois improductifs -  ou peu productifs - qu’il y a chez nous recyclent la plus-value produite et extorquée dans le Sud. Mais cela ne change pas grand-chose à la base de l’analyse. Pour un prolétaire, ça ne change pas grand-chose d’être exploité pour une activité de production matérielle ou pour une activité de service. Une politique socialiste appliquée en France devrait de toute manière réorganiser fondamentalement l'économie et rapatrier la production industrielle, et une partie des travailleurs des services seraient alors réaffectés à l’industrie ou à l’agriculture, où ils seraient sans doute bien  mieux payés.

Aujourd’hui, il est rarissime qu’un prolétaire revendique explicitement son identité à partir de sa position dans la lutte des classes, du coté des exploités, ou à partir de son mode de vie de « travailleur », ce qui ne signifie pas que la conscience de l’être ait disparu, mais que cet être n’est pas valorisant dans un monde où l’image narcissique est une valeur fondamentale, et que les prolétaires actuels sont plus isolés que leurs prédécesseurs et probablement moins solidaires entre-eux. Ou bien qu’ils recherchent cette solidarité dans la communauté culturelle, réelle ou imaginaire, dont ils relèvent et non plus dans la classe à laquelle ils appartiennent.

Il est probable qu’il faut une transition psychologique profondément vécue, et du coup assez longue entre les études secondaires et supérieures sans substance qui sont maintenant le lot généralisé à quasi toute la classe d’âge, et l’installation définitive dans la vie sociale pour la prise de conscience à l’appartenance à la classe exploitée, et plus encore pour l'apparition de la réaction d'orgueil des damnés de la terre qui faisait dire aux communards "c'est la canaille ? et bien, j'en suis"!

Les prolétaires veulent et peinent à obtenir, leur logement, leur emploi, et un conjoint stable, bref une sécurité dans l'existence, c’est à dire tout ce qui est considéré dans le discours culturel dominant de classe moyenne comme acquis, commun, et parfaitement méprisable.

Cette conscience prolétarienne embarrassante reste donc en sommeil tant qu'il n'y a pas d'usage concret pour elle, tant que ne réapparaissent pas les conditions de la lutte qui soudent la fraternité du collectif ; or la lutte prolétarienne consciente et déterminée ne se produit souvent que trop tard au moment du plan social ou de la fermeture de l’usine qui réunissait concrètement les travailleurs.

On peut en dire autant du prolétariat immigré : il lui faut une transition pour accéder à la conscience de classe, il doit faire le deuil de l’illusion d’être parvenu à une forme de réussite sociale en intégrant le premier monde. En ce sens, si l’immigration de main d’œuvre est évidemment une arme contre la classe ouvrière et contre le développement du Tiers Monde, le regroupement familial au contraire favorise l’intégration de classe des ouvriers immigrés en banalisant leur condition sociale.

D’après certains calculs (Voir John Smith, L’Impérialisme au XXIème siècle, New York, 2016) les prolétaires immigrés représenteraient environ 10 ou 12 % du total de la classe dans les pays d’Occident, ce qui signifie à peu près le double si on y compte les enfants d'immigrés actifs. C’est beaucoup trop pour les négliger et c’est trop peu pour en faire le sujet politique central.

Les plus jeunes, immigrés ou autochtones, ne vont pas se reconnaître spontanément comme prolétaires, car cette prise de conscience est une remise en cause de l’image de soi dans l’univers moral formaté par les valeurs capitalistes, qui sont fort bien relayées par le rap commercial qu’ils écoutent presque tous.

La condition prolétarienne n’apparaît vraiment clairement à ceux qui ont la malchance de la partager qu’au moment où ils perdent le travail qui la fonde. S’il n’y a pas d’organisation politique populaire pour la défendre et l’illustrer.

Une organisation prolétarienne, ça va sans dire mais mieux en le disant, doit être accueillante pour les prolétaires et communiquer avec ceux qui ne sont pas organisés.

Sur le lieu de travail et dans les quartiers, dans les cages d’escalier et sur les marchés, à l’occasion des manifestations culturelles et sportives, elle doit prendre la parole et diffuser ses documents, rédigés et illustrés en style concis, clair, et attrayant, mais sans vulgarité ni démagogie (et en évitant l'écriture inclusive, marqueur bourgeois), elle doit aussi écouter les doléances (comme en 1789) et s’en servir pour nourrir sa propre propagande ; cette littérature politique aura deux inspirateurs : les concepts de la théorie marxiste originale, et les ouvriers eux-mêmes. Ce sont les attentes concrètes des classes populaires qui avant tout doivent conditionner la propagande diffusée dans leur direction, non de manière superficielle et verbale, mais intégrées dès leur conception.

Elle doit aussi toujours avoir un but : conduire à une initiative utile, à une action, populariser un exemple, et cette action ne doit pas se limiter à un discours aux fins électorales.

Autrefois, dans des conditions historiques différentes et non reproductibles, le Parti communiste français dans ce qu’il avait de meilleur se rapprochait de cette organisation.

GQ, 8 avril 2021, relu le 4 juin 202

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