La « VALEUR TRAVAIL » : l’historien Antoine Prost répond à la députée EELV Sandrine Rousseau
On ne perd jamais son temps à lire Antoine Prost.
« En réponse à l'affirmation de la députée EE-LV, l'historien Antoine Prost revient sur la constitution de la Confédération générale du travail en 1895 et rappelle que « travail » désignait les producteurs par opposition aux improductifs qui se contentaient de consommer.
Un historien ne peut laisser Sandrine Rousseau déclarer que le travail est une valeur de droite sans réagir. Cette affirmation constitue en effet un reniement de toute la tradition de notre mouvement ouvrier. Si les syndicats ont appelé en 1895 « Confédération générale du travail » - et non des syndicats - l'organisation qui les regroupait, ce n'est pas par hasard, mais après en avoir délibéré et pour des raisons de fond. Le « travail » désignait l'ensemble des producteurs, ceux qui produisent, par opposition aux improductifs, qui se contentaient de consommer. La société reposait entièrement sur le travail, « qui est tout, qui doit occuper le premier rang dans la société », « qui est le seul moteur de la vie et de l'activité humaine ». En 1895, le congrès de la Fédération nationale des bourses du travail s'achevait en leur assignant pour mission d'assurer «la prépondérance et la grandeur, seule véritable, du travail, créateur et unique source de toute richesse, de tout bien-être !»
Face aux repus de la bourgeoisie, aux vautours, aux profiteurs, aux exploiteurs, le travail fondait l'éminente dignité des travailleurs. On s'adressait à une assemblée d'ouvriers en disant : « Travailleurs » ou « Camarades ». « Ouvrier » s'employait pour des cas concrets, avec un complément précis : ouvrier de telle usine, de telle ville ou de tel métier. Travailleurs, comme citoyens, marquait une considération.
Le contraire du travail ? L'oisiveté
Le travail asservi, surexploité, devait être libéré, et seule la révolution mettrait fin à cette aliénation ; elle signifierait la victoire du travail. En attendant, le mouvement ouvrier se mobilisait pour la journée de huit heures. Les travailleurs voulaient ainsi non seulement limiter leur fatigue et donner du temps à leur famille, mais aussi se cultiver. Ils n'opposaient pas le loisir au travail, ils les combinaient. Le contraire du travail, c'était l'oisiveté. Et le premier scandale qu'offrait la bourgeoisie provenait de son inutilité sociale : elle ne produisait rien. Le jugement était excessif, car elle avait industrialisé le pays, mais son travail ne se voyait pas. Le secteur tertiaire offrait peu d'emplois, et le peuple des ouvriers, des artisans, des petits commerçants à la fois l'enviait et n'en comprenait pas le rôle, d'où la critique récurrente des fonctionnaires improductifs et trop nombreux - le leitmotiv a traversé plus d'un siècle sans prendre une ride.
Par contre, on voyait vivre de leurs loyers les propriétaires d'immeubles de rapport, de leurs fermages ceux de domaines agricoles, de leurs rentes enfin des oisifs qui n'étaient pas tous des vieillards. Les uns comme les autres menaient une existence confortable sans rien faire. Flaubert a résumé leur condition dans l'Education sentimentale, en prêtant à son héros une réplique aussi brève qu'éloquente. Un bel héritage lui permettant de s'installer à Paris, sa mère lui demande ce qu'il allait y faire, et il répond : « Rien. » La condamnation morale sans appel de ces non-travailleurs comme parasites découle du culte du travail. La stigmatisation des dividendes perpétue aujourd'hui cette tradition que Sandrine Rousseau récuse.
Elle en a, certes, le droit mais il faut en tirer les conséquences et d'abord demander à la CGT d'abandonner son « T »."
Antoine Prost, professeur émérite à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien directeur du Centre d'histoire sociale des mondes contemporains
Vu sur Facebook
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire