Comment détacher les prolétaires de l'extrême droite?
Un article de 2019 qui reste à peu près d'actualité, malgré le contexte nouveau de la grande guerre de défense de l'impérialisme que l'OTAN mène en Ukraine et va lancer prochainement en Mer de Chine, contexte où le PCF et Fabien Roussel ont été très défaillants, pour le dire gentiment (note du 6 juin 2023).
Pour un révolutionnaire communiste, il ne peut faire aucun doute que l’extrême droite (ED) sous ses diverses incarnations est l'ennemi absolu, au sens d'ennemi mortel. La raison d'être d'un fasciste, c'est de le tuer. Il a été inventé pour cela, en Italie, il y a cent ans exactement. Et il a repris du service aujourd'hui, dans l'Amérique de Trump.
Mais cela fait-il de lui l'ennemi principal ? Si je suis attaqué par un pit-bull, je dois affronter le chien, mais c'est le maître qui est l'ennemi véritable.
L'ED a des idées racistes et anticommunistes, et profère un discours à l'intention des électeurs. Et ce discours en France et en Europe tout au moins, est le plus souvent bien loin de ses idées réelles, en bonne élève de Goebbels qu'elle est. Goebbels, lui-même élève doué des grands innovateurs de la publicité et du marketing de Madison Avenue à New York, au début du XXème siècle, qui disait "plus un mensonge est gros, mieux il passe"!
Mais dans la situation de l'Europe avant guerre, l'ED d'idéologie fasciste ou autre jouait clairement le rôle de défenseur du capitalisme, malgré la récupération d'éléments du langage prolétarien révolutionnaire, visible dans le dénomination même du parti nazi allemand : Parti National Socialiste Ouvrier Allemand . On peut même définir sommairement la spécificité d'un mouvement fasciste comme un mouvement populaire de droite qui imite le langage ouvrier de gauche. Pour ce faire, ils avaient obtenu l'appui massif du patronat, en Italie, en Allemagne et France notamment. Leur agenda , c'était de détruire par la violence le PCF en France, l'URSS et la IIIème Internationale dans le monde.
Mais ça, c'était il y a très longtemps. Maintenant une situation durable toute autre s’est installée, en France depuis 1983 : l’extrême droite s'est emparée du rôle d'opposant électoral populaire (« populiste » disent les médias) au libéralisme et à la mondialisation capitaliste. Ceux-ci, représentés autrefois dans les pays anglo-saxons par Thatcher et Reagan, ou à contre-temps aujourd'hui par Macron, pourraient bien être l'ennemi principal des prolétaires et des communistes qui prétendent les représenter, plutôt que l'ED. Et grâce au vote ouvrier l'ED est effectivement parvenue au pouvoir dans divers pays dont le moindre n'est pas les États-Unis (et en est repartie).
Après plus de trente ans de recul, nous constatons que nous avons essayé de convaincre les prolétaires de se détourner de ces mauvais bergers tout à fait en vain. On pourrait se poser la question « pourquoi » ?
Il se pourrait bien que l'ED actuelle, aussi anticommuniste qu'elle soit restée, et malgré la continuité historique qui la relie en France au régime de Vichy, représente un phénomène politique complètement différent de l'ED d'entre deux-guerres.
Si c’était le cas pourrions-nous envisager de nous allier avec nos ex-ennemis mortels pour combattre l’ennemi principal, le capital mondialisé, ennemi non pas des communistes en particulier, mais du genre humain en général ? Un petit "pacte germano-soviétique" en quelque sorte ? Déjà expérimenté dans la lutte contre l'agression impérialiste en Syrie. Un peu à la manière dont le parti Toudeh s'est allié avec les islamistes en Iran contre l'impérialisme américain, avant d'être éliminé par eux. Islamistes (chiites au moins) qui s’avèrent malgré leur anticommunisme étymologique n'être pas totalement mauvais … en tout cas beaucoup plus efficaces pour combattre le terrorisme wahhabite exporté par l'Occident et les pétro-monarchies du Golfe que n’importe qui d'autre.
A cela on répondra avec une bonne part de vérité que les fascistes bien de chez nous sont de faux ennemis du capital, ce que prouve leur antisémitisme, quand il existe encore, qui est le fameux "socialisme des imbéciles" qui cherche à détourner la critique du capitalisme vers la haine des juifs, et que leur langage social est cousu de fil blanc, etc. Mais faut-il encore s'en donner la peine? Marine Le Pen est apparue pour ce qu'elle était, une baudruche, dans le débat avec Macron en mai 2017 entre les deux tours [et de manière encore plus caricaturale si c'était possible au débat de 2022], et la réalité du FN, maintenant RN, est de n'être qu'un commode épouvantail qui ressort de sa boite avant chaque élection (réalité si connue qu'elle a ouvert un espace politique au clown Zemmour). Ce genre de fasciste est de l'ordre de la farce, il est ni plus ni moins fasciste que le PCF est communiste, c'est à dire pas beaucoup. Et il n’est pas davantage soutenu par le patronat que le PCF par le prolétariat, c'est à dire pas du tout.
Alors, inutile de voter Macron pour éviter une « peste brune » qui n'existe pas, ni d'ailleurs non plus de voter RN pour battre Macron, puisque le RN n'est pas une vraie opposition à Macron. Dans des situations de recomposition face au péril commun des ennemis acharnés peuvent se retrouver du même coté de la barricade, cela s'est vu pendant la Résistance ; mais ici il ne s'agit que d'une guerre de postures et de barricades de comédie, antifas et fachos portent des masques de carnaval, leur seul but est de passer à la télévision, et ni l'un ni l'autre n’agissent du tout contre le capitalisme. Ils sont, quoiqu'ils en pensent, du même coté dans la lutte des classes, du même coté que Macron. Le racisme était l'idéologie dominante de la bourgeoisie des années trente. L'antiracisme est son idéologie officielle aujourd'hui (que Macron, qui est mentalement incohérent, laisse transparaître un racisme candide quand il parle des Comoriens, tout en en faisant mine de s'indigner d'une vague antisémite imaginaire ne change rien à l'affaire).
Il ne peut donc pas être envisagé de s'allier avec des organisations fascistes, et pas simplement pour des raisons morales, mais principalement parce que ça ne sert à rien de créer un « front patriotique » avec des nationalistes vichyssois qui ne sont pas patriotes du tout en réalité. Il est inutile aussi de gonfler leur score électoral pour contribuer à les crédibiliser dans leur rôle de fausse opposition.
Mais il n’empêche que la majorité des prolétaires français votent pour l'ED, ou s’abstient, tout en partageant nombre des idées qu’on lui attribue . Il faut analyser sans complaisance la raison de notre défaite idéologique dans le prolétariat et le remplacement du vote PCF par le vote FN, au delà de raisons sociologiques qui ont aussi leur importance (mais les organisations ouvrières auraient dû tenir compte aussi des évolutions de la société qui viennent de loin au lieu de laisser l'extrême droite progresser dans les déserts syndicaux). Les raisons idéologiques majeures de cette défaite tiennent à la liquidation progressive du caractère prolétarien du PCF. Mais il y a aussi des raisons à trouver dans la séduction des masses par l'ED.
Il ne faut pas s'allier avec extrême droite, mais il ne faut avoir aucun tabou sur le réemploi de son programme explicite . Sachant que le langage de l’ED joue sur la dérive du sens vers l'implicite : l'explicite « il y a trop d'immigration » servant à formuler l’implicite « je n’aime pas les immigrés » ou « il faut les renvoyer chez eux ».
Il est remarquable que les militants bien pensants qui luttent avec tant d’inefficacité depuis trente-cinq ans, selon la formule de Rajfus contre la « lepenisation des esprits », ait pris le problème à l'envers. Pour eux, ces formules sont indiscernables et explicitement racistes. Leur tactique est donc de tenter d'interdire de prononcer la première pour refouler les suivantes. Et elle aboutit à l'inverse, à multiplier le nombre de candidats à la dérive fasciste. A commencer par tous ceux qui vivent mal la ghettoïsation des quartiers.
Et bien non : il peut très bien y avoir trop d’immigrés pour leur propre bien (ont-ils vraiment envie de venir en France pour se retrouver sous des tentes en bordure du boulevard périphérique de Paris?) ou pour la situation générale de la classe laborieuse déjà présente en France, immigrée ou non, et on peut très bien (le MEDEF, pour ne pas le nommer) vouloir plus d’immigration, pour avoir plus d'esclaves sous la main.
On peut raisonner de la même manière sur le thème de l'insécurité, sur l'identité culturelle, ou sur les questions de mœurs. Des questionnements légitimes qui deviennent en quelque sorte la propriété de l'ED, grâce au maccarthysme de « gauche », soutenu par les médias dominants qui stigmatiseront tout militant qui penserait, à tort ou à raison d'ailleurs, que la place des dealers est en prison, que les immigrés doivent s’assimiler ou s'en aller, que l'hétérosexualité est une norme de comportement juste ou qu'il vaut mieux qu'un enfant ait un papa et une maman, et je pense que l'immense majorité des prolétaires adhère à au moins une de ces idées.
Je ne suis d'ailleurs personnellement d'accord avec aucune d'entre elles, mais je n'ai aucune animosité envers ceux qui les soutiennent, qui ont le droit absolu de penser ainsi. Aucune de ces idées n'est incompatible avec la lutte pour renverser la dictature de la bourgeoisie, et aucune de ces idées n'est assimilable à l'idée qu'il existe une élite (race, genre ou classe) et qu'elle à le droit d'opprimer le reste de l'humanité, ou à l'idée ultra-raciste de la transhumanité inspirée de Nietzsche qui est l’aboutissement de l'idéologie libérale-libertaire californienne.
L'extrême droite progresse parce que l'expression d'idées répandues qui reflètent, bien ou mal, la souffrance vécue des classes populaires dans les lieux où elles vivent, et la destruction accélérée du monde qu'elles ont connu, qui doivent pouvoir se discuter, sont diabolisées dès qu'elles sont formulées, sont reprises par l'ED et sont donc rendues disponibles pour cette dérive vers l'implicite raciste et autoritaire qui fait le fond étymologique de cette tradition politique.
Donc il faut reprendre à l’extrême-droite les thèmes où elle exprime avec une distorsion souvent infime une colère populaire légitime, dans un langage que l'idéologie politique dominante a réussi à délégitimer mais qui n'est nullement raciste ou fasciste en soi.
Il faut un parti prolétarien qui demande la limitation de l’immigration de la force de travail, la répression des mafias dans les quartiers populaires, la fermeture des mosquées terroristes, la rupture de relations diplomatiques avec les États wahhabites, la fin des logiques communautaristes, de la promotion des « différences » et qui ne fait plus de l'appartenance à une minorité un modèle à suivre. Tout ce qui est interdit de formuler dans le champ politique improprement nommé « républicain » en somme ! Complément de ce qui est encore tout juste permis : retraits de l'euro, de l'UE, de l'OMC et de l'OTAN et « produire en France », autant de demandes qui ont été amalgamées à de la pure et simple xénophobie et délégitimées par contiguïté avec le discours de l'ED !
Pour battre l'ED, il faudra sur bien des points dire la même chose qu'elle, sachant que ce qu'elle dit explicitement au public n'est pas d'extrême droite, à 90%. Fort peu d'éléments racistes ou fascistes transparaissent dans son discours, hors du noyau idéologique voilé qui contient la vraie nature implicite et le vrai programme antipopulaire de ces organisations.
Ces points de programme et ces éléments de langage sont secondaires dans un programme prolétarien dont l'intention n'est pas de formuler des discours pour passer à la télévision mais de convaincre les masses de prendre le contrôle des moyens de production, et qui loin de s'en prendre aux minorités en réalité n'en cible qu'une, celle des riches, pour leur ôter leurs propriétés comme leur pouvoir. Mais il est indispensable que ces thèmes stigmatisés comme "populistes" y apparaissent, pour retrouver la confiance du peuple en général et du prolétariat en particulier.
Le langage qu'il est nécessaire de tenir réhabilitera et rendra la confiance en soi aux les masses prolétariennes indifférenciées qui sont la majorité, et qui définissent la norme culturelle, qui est différente dans chaque pays. Revendiquer un droit de minoritaire à la manière du communautarisme et du politiquement correct victimaire actuel c'est revendiquer un privilège, le privilège narcissique de se séparer des masses. Les minorités, aujourd'hui, sont manipulées par le capital contre les masses, dont elles font pourtant partie pour l'essentiel de leur vie réelle, et il faut qu'elles en prennent conscience.
Sur l'immigration, un parti prolétarien défendra explicitement l'assimilation et la fusion des immigrés dans les masses françaises, qui se fera de toute manière, et pour la rendre moins douloureuse, il faudra diminuer le rythme des arrivées.
En résumé :
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aucune alliance, aucun accord avec l'extrême droite
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réemploi légitime de tous les thèmes populaires explicites dont elle s’est faite l’interprète
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car l'ED n'a pas pu devenir dominante dans le prolétariat (y compris chez les immigrés puisque l'islamisme n'est rien d 'autre que l'expression de l'ED dans une autre culture) sans jamais lui tenir de discours juste.
Aujourd'hui, c'est un comble que de voir que pour les forces de répression, le drapeau tricolore est devenu plus subversif, c'est à dire plus prolétarien, que le drapeau rouge. Ce qui manifeste que l'extrême gauche qui arbore le second de manière purement identitaire et folklorique, agit conformément à sa composition sociale, et fonctionne ouvertement maintenant comme une gardienne de l'ordre bourgeois.
Tout cela est si simple. Mais pourquoi personne ne le met-il en pratique ? Le terrorisme moral des médias bourgeois joue un rôle d'intimidation non négligeable, la pensée éclectique issues de 1968 a déstructuré la pensée rationnelle critique, mais ça ne suffit pas à expliquer l'inexistence d'un courant prolétarien organisé qui soit sur le refus de cette ligne narcissique de la nomadisation morale et territoriale prônée par Deleuze et Guattari.
Tout ce que je pourrais ajouter en guise de conclusion, c'est que le mouvement réel est pris en sandwich entre une extrême gauche antipopulaire assez bien représentée par une figure comme celle de Clémentine Autain, et de faux défenseurs du peuple opportunistes qui sont allés crédibiliser le discours social de l'ED, à la manière de Florian Philippot, et qu'il est peu réceptif aux discours communistes résiduels, qui sont malheureusement le plus souvent abscons, verbeux et sectaires [on note cependant en 2021 quelques inflexions positives dans le discours du PCF tel qu'il est avancé par Fabien Roussel].
En attendant de faire mieux que ce qui a été tenté jusqu'ici du coté des communistes non-repentis, on peut tout de même remarquer que sur un terrain précis l’extrême gauche et l'extrême droite vont se retrouver ensemble sur une position identique et complice : dans l’attaque contre le socialisme réel, contre ses manifestations actuelles, notamment visibles en ce moment au Venezuela, à Cuba, et dans toute l'Amérique latine, et contre son histoire. Défendre de manière non passéiste l’histoire de l'URSS, de la Chine populaire, et du mouvement ouvrier lié à la IIIème internationale est donc une priorité pour faire de nouveau apparaître le socialisme comme la seule et véritable alternative au capitalisme, système économique et social qui a fait son temps, qui est universellement détesté, et qui pourtant n'est jamais combattu effectivement dans notre pays au moins, depuis la fin de la Guerre froide.
A la racine de ce mouvement réel, il y a, il y aura de nouveau l'intelligence de la théorie marxiste, le marxisme compris comme seule science véritable de l’histoire, et non comme un langage d’initié réservé à une élite qui se croit révolutionnaire parce qu'elle ne sait pas se faire comprendre - parce qu'elle sait ne pas se faire comprendre !
GQ, 9 juin 2019, relu le 6 juin 2023
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