Qu’est ma France devenue ?
Comme mes lecteurs le savent, j’aime bien me réunir avec des amis pour des longues soirées de bavardage, qui devient plus sérieux au fur et à mesure que la nuit avance et que l’Armagnac – l’un de mes péchés mignons – fait son effet. Et puis nous sommes tous des mâles blancs de plus de cinquante ans, et arrivons à l’âge où, ne pouvant plus donner des mauvais exemples, nous sommes réduits à donner de bons conseils – et de regretter qu’ils ne soient pas suivis. Les enfants sont grands, nos carrières sont faites – celui qui voulait être artiste, médecin, président de la République ou maire le sont déjà ou ne le seront jamais, et aucun de nous n’est dans le besoin. On peut donc se permettre d’avoir un regard paisible sur le passé et raisonnablement optimiste sur l’avenir – ou du moins sur l’avenir qui nous reste.
Comme il y avait dans la réunion deux de mes plus vieux amis, qui sont parmi les premières personnes que j’ai rencontrées en arrivant en France – et qui, soit dit en passant, ont joué un rôle essentiel dans mon assimilation à ce pays – et que je n’avais pas vues depuis longtemps, la conversation a tourné assez naturellement vers la comparaison entre l’hier et l’aujourd’hui, entre la France qui était celle que j’ai trouvée en arrivant, et celle d’aujourd’hui.
Comme vous pouvez l’imaginer, il y avait dans la conversation un large parfum de « c’était mieux avant », et c’est normal. D’une part, parce que nous étions mieux avant – plus jeunes, plus toniques, plus pleins de projets – mais aussi parce que, comme dit le dessin des « indégivrables », c’était mieux avant, quand nous pensions que ce serait mieux après. Maintenant, nous sommes après, et le moins qu’on peut dire c’est que cet après n’a pas répondu à nos espoirs. Non pas que nous eussions les mêmes : certains d’entre nous ont milité pour une Europe fédérale, d’autres pour une France souveraine et socialiste ; certains ont cru à la révolution mondiale, d’autres à la fin de l’Histoire… mais aucun n’a l’impression d’avoir touché le prix de ses efforts. Quels qu’aient été nos rêves de jeunesse, aucun de nous n’a voulu consciemment ce que nous avons aujourd’hui. Et s’il l’a voulu, n’est pas prêt à l’admettre.
Quelques images me viennent à l’esprit. En arrivant dans ce pays à la fin des années 1970 était une France confiante dans son avenir et fière de son passé. Les billets de banque portaient l’effigie de Voltaire, de Corneille, de Delacroix, de Berlioz, de Pascal. Au lycée, on nous enseignait une géographie amoureuse de nos régions et une histoire qui faisait encore une large place aux grands serviteurs de la patrie. A la télévision, on avait des émissions éducatives et culturelles de qualité : des débats sérieux, des films classiques, des émissions de variété où des artistes venaient pour partager leur art et non pour faire la promo de leur dernier disque ou de leur dernier livre (1). L’enseignant pouvait faire son métier sans risquer de se faire décapiter, le policier n’avait pas peur dans son commissariat, l’idée d’un maire se faisant agresser par l’un de ses administrés était saugrenue. Un film comme « Rabbi Jacob », un classique comme « Les suppliantes » pouvaient être réalisés et présentés au public sans que personne ne se sente « offensé » et cherche à empêcher la projection par la force. Les Français étaient fiers de la qualité des services publics – hôpital, école, chemins de fer, électricité – et du dynamisme de la recherche et de l’industrie, de la capacité de leurs élites à conduire des grands projets – le plan électronucléaire, le TGV, le plan téléphone, le plan calcul. Mais plus que tout, j’avais été séduit par la sociabilité française, à la fois raffinée et ouverte, aimant les belles et les bonnes choses. Je me souviens encore de la première chanson que j’appris alors, « il faut que je m’en aille » de Graeme Allwright, avec son refrain : « buvons encore une dernière fois/à l’amitié, l’amour, la joie ». A côté, Jean Ferrat chantait « que c’est beau, c’est beau, la vie ». Le pays avait confiance dans ses propres capacités, puisque comme le disait un slogan de l’époque « en France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées » et que, la phrase est ancienne mais était fréquemment citée, « impossible n’est pas français ».
Et l’autre soir, après quarante ans d’amitié, nous en étions à nous demander où et comment notre génération – et celle qui nous a précédé, car la faute n’est pas seulement la nôtre – a fait fausse route. Comment cette société cultivée, raffinée, confiante, optimiste, sociable, est devenue ce marigot de rancunes, de reproches, de méfiances, de course à l’échalote victimiste, de médias où l’on étale son ignorance comme si c’était un titre de gloire, où chaque individu, chaque communauté ne pense que « et moi, et moi, et moi ». Comment nos concitoyens sont arrivés à se détester eux-mêmes, à rabaisser leur propre pays, à se convaincre de leur propre impuissance, à ne jurer que par les fausses solutions qui sont l’imitation servile de ce qui se fait ailleurs ? Comment sommes-nous arrivés à abandonner notre belle langue pour parler un français diminué, quand ce n’est pas un « globish » absurde ? Comment en est-on arrivé à ce qu’enseignants et élus doivent être protégés par la police, qu’artistes et écrivains doivent prendre l’avis des avocats et des « consultants en diversité » avant de s’exprimer sur scène ou de prendre la plume ? Pourquoi devons-nous nous résigner à accepter que notre système hospitalier tombe en morceaux, que des coupures tournantes d’électricité soient envisagées, qu’un nombre toujours croissant de nos concitoyens n’aient plus accès à un service public de qualité ? Comment se fait-il enfin que des zones de non-droit se soient installées au vu et au su de tout le monde, qu’on accepte que des marchands de mort continuent à pratiquer leur commerce dans des « points de deal » parfaitement connus de la police et des autorités ? Comment avons-nous perdu la maîtrise des processus industriels, y compris dans des domaines qui étaient pour nous naguère des domaines d’excellence ? Pourquoi nos institutions d’enseignement et de recherche se sont progressivement appauvries jusqu’à n’être respectivement que des parkings à chômeurs ou d’avoir le démantèlement comme seul projet ? Comment sommes-nous arrivés à une situation d’impuissance de nos institutions politiques, devenues un théâtre d’ombres où l’on discute de la couleur de la moquette pendant que les décisions importantes se prennent à Bruxelles ou à Washington ?
On me répondra, refrain connu, que « la France n’a plus les moyens ». Cet argument ne résiste au moindre examen. En cinquante ans, le PIB de la France a presque doublé. Autrement dit, nous produisons sur notre territoire deux fois plus de richesse que dans les années 1970. Et en 1970, nous pouvions non seulement nous payer un réseau ferré parmi les plus denses du monde, un bureau de poste dans chaque village, des médecins et des infirmiers en quantité suffisante dans nos hôpitaux, mais nous offrir le luxe des grands investissements en infrastructure dont nous bénéficions aujourd’hui, et tout ça avec un niveau de dette raisonnable. Pourquoi, avec un PIB double, nous n’arrivons à maintenir – et encore – nos services publics que grâce à une dette qui se creuse à des niveaux inquiétants ? On me dira que l’évolution technologique et scientifique fait qu’un certain nombre de services publics – je pense à la santé, notamment – coûtent de plus en plus cher. C’est vrai, mais à l’opposé, par le même mécanisme certains services coûtent de moins en moins. Le traitement informatique des feuilles de soins ou des feuilles d’impôt, par exemple, permet des économies considérables. Les véhicules de police ou de gendarmerie d’aujourd’hui nécessitent moins d’entretien et consomment moins de carburant que ceux d’autrefois.
Non, la question n’est pas de ne plus avoir les moyens. Les moyens sont là, seulement, ils ne sont plus utilisés de la même manière. D’abord, et c’est une transformation profonde, on constate que les profits distribués par les entreprises ont augmenté beaucoup plus vite que le PIB. Un peu plus de dix points de PIB ont été transférés de la rémunération du travail à la rémunération du capital en un demi-siècle. Et comme les revenus du capital ont été de moins en moins taxés – notamment grâce aux méthodes d’optimisation fiscale généreusement offerts par la réglementation européenne – et partent souvent vers des paradis fiscaux ou des investissements délocalisés, ils ne participent guère au financement de la charge commune. Mais il y a aussi un problème d’utilisation de ce qui reste : dans les années 1960, on coupait sans pitié dans les missions accessoires pour protéger les missions principales. Aujourd’hui, c’est l’inverse. On supprime des postes et on coupe dans les budgets, mais il y a toujours de l’argent pour recruter des « délégués à l’égalité homme-femme » ou des « référents anti-discrimination ». Ces cinquante dernières années, on a vu tous les services de l’État mis à la diète… avec une exception : les services de communication, qui ont gonflé leurs effectifs et leurs moyens année après année.
Et finalement, last but not least, il y eut la fièvre des privatisations. Car lorsqu’on examine la question de la pression fiscale, on oublie souvent ce paramètre. Dans les années 1970, un peu moins de la moitié du PIB était produit par le secteur public. Et les profits ainsi réalisés – car, contrairement à un préjugé bien établi, la plupart des entreprises publiques était rentable – étaient donc versés au trésor public. La privatisation a eu pour effet de priver l’État de cette ressource, et l’a donc obligé de choisir entre augmenter la pression fiscale ou s’endetter… Mais ce n’est là qu’un aspect de la question. Les apôtres de la privatisation soutiennent habituellement que l’entreprise privée utilise plus rationnellement les ressources que l’entreprise publique. Je ne pense pas que cela soit vrai, mais admettons un moment que ce soit le cas. La question suivante est de savoir au service de quel objectif chaque entreprise met cette efficacité. Quand bien même l’entreprise privée serait plus efficiente dans l’utilisation des ressources, elle ne prêtera pas un service de même qualité pour un coût équivalent, tout simplement parce que son objectif n’est pas la satisfaction du client, mais celle de l’actionnaire. Et on le voit bien dans un secteur pourtant très concurrentiel : celui de la fourniture du service internet.
Tout cela est bien connu, et s’est fait sous nos yeux : nous avons vu passer année après année les lois de privatisation, nous avons vu gouvernement après gouvernement les coupes sombres dans les budgets publics, nous avons suivi directive après directive nos gouvernants consentir à l’action néfaste de l’Union européenne. Et de manière concomitante, parce que la structure finit par agir dialectiquement sur la superstructure, nous avons vu le tissu social se déliter, le communautarisme fleurir, la sociabilité se transformer, notre environnement devenir laid et menaçant.
Comment les gens ont-ils accepté une telle déchéance ? La réponse est tristement simple : tout cela est arrivé petit à petit, sans qu’on le remarque. La cruelle fable mitterrandienne de la grenouille qui se laisse ébouillanter à condition que la température de l’eau augmente lentement trouve ici une illustration éclatante. Par paresse, par négligence, par intérêt, par aveuglement – volontaire – aussi, nous – et quand je dis « nous », je pense à ces classes intermédiaires et aux élites qui avaient tous les moyens de s’y opposer – avons laissé faire. Et puis nous nous sommes habitués : il y a trente ans, on parlait avec horreur des « nouveaux pauvres », aujourd’hui à peine si on remarque la multiplication des mendiants et des SDF.
Ceux qui suivent régulièrement ce blog savent que la force la plus puissante qu’on connaisse est l’envie de croire. Une force capable de faire passer Mitterrand pour un homme de gauche ne saurait être sous-estimée. Mais il y a une deuxième force qui la suit de près au palmarès : c’est celle de l’habitude. Celle qui fait que nous acceptons des choses comme naturelles simplement parce que nous sommes habitués, parce que nous n’avons pas connu d’alternative. Il faut avoir conscience du problème : nous, qui avons dépassé la cinquantaine, nous savons qu’un autre monde est possible, tout simplement, parce que nous l’avons connu. Mais pour les jeunes qui aujourd’hui entrent dans la vie, ce monde-là relève du mythe ou de l’utopie. C’est là qu’il faut chercher l’extinction progressive de l’opposition à l’euro ou à l’Union européenne. Ce ne sont pas les arguments économiques ou politiques qui emportent la conviction. Il n’y a là aucune adhésion, et lorsqu’on interroge les gens on voit que la confiance dans ces institutions n’est guère brillante. Mais le fait est qu’il reste en France de moins en moins de gens qui se souviennent ce que c’est d’avoir sa propre monnaie, sa propre politique économique, sociale, éducative. Les préjugés les plus durs à combattre sont ceux qui « vont de soi ».
Nous n’avons pas tous dit « oui » au désastre, mais nous n’avons pas non plus dit « non » lorsqu’il était encore temps. C’est vrai dans les grandes affaires, mais aussi dans les plus petites. Chacun de nous peut je pense citer des anecdotes qui concernent son club sportif, sa mairie, son association, son quartier, son école. Comment avons-nous pu être aussi aveugles, aussi lâches ? Car les grandes trahisons sont faites de petites démissions quotidiennes, souvent déguisées – surtout à gauche, honte sur nous ! – sous le manteau rassurant de la bonté et de la tolérance. On peut rire de ces proviseurs tatillons qui, avant 1968, se postaient à l’entrée du lycée pour refouler les garçons qui avaient les cheveux un peu trop longs, les filles qui portaient du maquillage. Mais au moins devrait-on leur reconnaître le mérite d’avoir donné de leur temps et de leur effort pour défendre une conception exigeante de l’éducation, plutôt que de rester tranquillement dans leur bureau et laisser faire ou, pire, de s’imaginer que cela faisait d’eux des « progressistes ». Aujourd’hui, la paresse – je n’ose dire la lâcheté, mais je devrais – du « pas de vagues » est devenue, à tous les niveaux, la règle. Des proviseurs qui ferment les yeux sur les « incivilités » et conseillent à leurs enseignants d’éviter de circuler seuls dans les couloirs pour avoir la paix, aux politiques qui, une fois au pouvoir, acceptent de faire ce qu’ils ont toute leur vie combattu – pensez au PCF acceptant sous la « gauche plurielle » la fermeture de Superphénix, la privatisation d’Air France ou l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité – en passant par les maires qui livrent certains quartiers aux « grands frères » en échange d’une certaine tranquillité, et pourquoi pas, d’un soutien électoral.
Cette paresse, cette lâcheté sont le résultat d’une dialectique. Elle est la contrepartie d’une solitude de plus en plus grande, d’une société d’individus-îles. Il y a cinquante ans, un proviseur qui reprenait un élève pouvait compter sur la solidarité inconditionnelle de ses pairs, du corps enseignant, et même de l’ensemble des parents. Un maire qui combattait les trafics avait le soutien, y compris physique, de ses administrés. L’adulte qui demandait à un jeune de céder sa place à une personne âgée ou de baisser le son de son ghettoblaster avait l’appui de l’ensemble du bus. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. On le voit bien dans l’affaire de ce collège qu’on voulait nommer Samuel Paty : la « communauté éducative » a dit non, au motif qu’un tel acte impliquait pour eux un risque. Un risque minime, mais que seule une minorité semble-t-il parmi les enseignants ou les parents d’élèves est prête à prendre. On rend hommage à Jean Moulin, mais personne n’a envie semble-t-il de suivre son exemple, même lorsqu’il s’agit de prendre un risque minime. C’est que chacun de nous est seul devant le monde. Vous ne pouvez compter sur personne, parce que personne n’est prêt à se battre pour vous. Plus les « corps » et l’esprit qui s’y attachait s’efface, et plus il devient difficile de cultiver cette grande qualité qu’est le courage sans faire preuve de témérité.
Cette solitude ouvre la porte à une dégradation générale de notre espace quotidien. Elle nous force à voyager dans des trains couverts de graffitis et de tags, à écouter dans le bus le dernier rap que notre voisin passe sur son portable, à accepter l’occupation de notre hall d’immeuble par des trafiquants de toute sorte, à jouer à la roulette russe de Parcoursup l’avenir de nos enfants, à se voir dicter ce qu’on a le droit de boire, de manger, de voir ou de dire par des dragons de vertu, qu’ils soient communautaires, religieux, écologistes, féministes ou autres. Nous sommes en pratique renvoyés chaque fois plus vers notre intérieur, notre famille, notre petite communauté d’amis, seul lieu dans lequel on peut encore s’exprimer sans crainte, échanger sans méfiance, plaisanter sans censure.
Descartes
(1) Je pense notamment au « grand échiquier » de l’époque, où l’on pouvait entendre un Brassens ou un Menuhin, qui n’avaient plus rien à vendre. Je pense aussi aux « dossiers de l’écran », qui proposaient un film pour introduire ensuite un débat sérieux entre des gens sérieux. Je pense aussi au « cinéma de minuit » qui proposait systématiquement des classiques et des films d’auteur.
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