La Révolution n'est pas tolérante (retour sur "Charlie")
Ci dessus l'affiche du film de Griffith "Intolérance". Par une singulière ironie, le grand cinéaste américain fut successivement à quatre ans d'intervalle le héraut de la tolérance et celui du Ku Klux Klan.
Les terroristes de Charlie Hebdo, de Nice ou du Bataclan ne provoquent ni admiration, ni compassion, malgré le sacrifice de leur vie, parce qu'ils sont cruels et pervers, et ne comprennent pas le monde dans lequel ils vivent. Mais ils peuvent tout de même nous apprendre quelque chose, puisque rien d'humain ne nous est étranger. Quelque chose sur l'intolérance, dont ils ont à revendre.
L'opposition entre l'athéisme bourgeois de Charlie Hebdo et les défenseurs intégristes de l'islam était une dialectique sans issue parce que les caricaturistes assassinés le 7 janvier 2015 essayaient inutilement de montrer que les musulmans auraient été intolérants sur le plan religieux, pour en quelque sorte les éduquer, et en le faisant ne faisaient qu'augmenter cette intolérance à laquelle ils prétendaient remédier au nom de valeurs "républicaines" c'est à dire bourgeoises.
La tolérance, contrairement à ce qu'on croit et fait croire dès l'enfance dans notre monde d'esclaves consommateurs n'est pas une vertu. Rosa Luxemburg s'est trompée le jour où elle déclara que "la liberté c'est la liberté de ceux qui ne pensent pas comme moi". Ceux qui ne pensaient pas comme elle l'ont tuée. Ou pire encore, ils ont laissé faire.
Les musulmans seraient intolérants, et alors? Nous aussi nous sommes intolérants : une révolution et une dictature du prolétariat, pourrait-on dire pour paraphraser Engels, ce sont les choses les plus intolérantes qui soient. C'est lorsque les musulmans deviendront aussi intolérants que nous le sommes de la société de classe qu'ils deviendront tolérants sur le plan religieux (à moins que la société du capitalisme démocratique libéral et tolérant ne les extermine avant - comme à Gaza).
L'URSS, avec ses limitations, avait réussi à assurer la coexistence pacifique des différentes traditions religieuses, en luttant fermement contre les intégrismes politisés, et 90% de ses habitants regrettent aujourd'hui cette paix des âmes qui semble hors de porté dans le capitalisme. Et les Afghans aussi.
Les musulmans en règle générale n'aiment pas qu'on critique les fondements de leur religion, et ils ont tort, parce que la critique consolide ce qu'elle critique, mais c'est leur problème et les athées rationnels n'ont pas besoin de polémiquer avec eux sur ce qui n'existe pas à leurs yeux.
Lorsqu'on est fermement convaincu de ses idées et prêt à engager sa vie pour elles, la tolérance des idées de l'adversaire est une faute logique et éthique, et celle qu'on proclame ne peut être qu'une ruse pour le tromper, ou un compromis provisoire qui reflète un rapport de force. Elle ne prévaudra sincèrement que lorsque le débat sera historiquement clôt, et que les diverses parties se seront implicitement mises d'accord pour un partage du pouvoir social dans l'abandon de la prétention à l'hégémonie, mais du même coup aussi dans l'abandon de leurs convictions réelles (l'apaisement du débat religieux en France à la fin du XVIIIème siècle n'a pu se produire qu'ainsi ; se retrouvant dans l'hypocrisie, catholiques et protestants, jésuites et jansénistes, chrétiens et juifs ne se tolérèrent enfin que parce qu'ils étaient déjà devenus agnostiques, plus ou moins consciemment).
Les convictions contradictoires qui coexistent dans le consensus pseudo-démocratique libéral rétrogradent de la prétention à dire le vrai sur l'être social à celle de former un maillon de la chaine insignifiante du discours de la culture. Elles ne deviennent rien de plus qu'un couplet de la berceuse scolaire, dont la fin n'est pas la sagesse mais la distinction sociale qu'accorde une masse de connaissances pédantesques et inutiles. Dans "l'Empire du moindre mal" qui règne aujourd'hui sur les idées, dans une ambiance "postmoderne" édulcorée, on célèbre à l'Université et dans la presse le règne éternel du discours sans référent, selon le schéma nietzschéen de la chaine infinie des métaphores que rien ne relie à la nature ou à l'histoire. Un éclectisme ultra-tolérant en quête d'excitations éphémères, sales et vicieuses qui n'a plus rien à voir avec la vérité et que tout relie à la division de la société en classes.
Le retour en parallèle d'un discours religieux simpliste accomplit une fonction confusionniste supplémentaire en offrant un récit d'anathème qui est aussi d'oblitération de la Révolution, un universel de secours qui a déjà beaucoup servi et qui n'a jamais conduit nulle part. Il séduit une partie des masses acculturées par la marchandise, et fournit une conviction à ceux que l'empire du discours culturel ni vrai ni faux mais si tolérant indispose pour de bonnes raisons.
Les tolérants affairistes et agioteurs qui gouvernent aujourd'hui l'Occident ne peuvent d'ailleurs pas prospérer complètement sans agiter devant eux leurs marionnettes religieuses convaincues et fanatiques qui discréditent toute forme d'engagement radical, et leur servent de faire-valoir (sans parler du pouvoir de nuisance qu'elles peuvent procurer dans la négociation mondiale pour le partage de la plus-value).
Si on veut éviter de voir les désespérés de la democracy libérale et marchande se jeter dans les bras des néonazis et des takfiristes, il est urgent de réhabiliter avec une pleine conviction l'histoire de la Révolution depuis 1789, et celle du socialisme depuis 1917, y compris dans tout ce qu'elles ont d'odieux et d'indéfendable du point de vue de la bourgeoisie, y compris dans les personnalités de Robespierre et de Staline.
La lecture attentive d'Antonio Gramsci (qui malgré sa réputation falsifiée par les commentateurs postmodernes est un révolutionnaire marxiste absolument radical) montre que seule une conviction révolutionnaire inconditionnelle répandue dans les masses peut dépasser la religion en fournissant les bases d'un nouveau sens commun populaire largement partagé, et une nouvelle philosophie embrassant tous les aspects de l'existence, créatrice de valeurs morales et correspondant au développement actuel des forces productives.
La Révolution est la seule rédemption des masses. Et les forces contre-révolutionnaires, qu'elles soient "républicaines", "intégristes", ou n'importe quoi d'autre doivent être traitées avec l'esprit de tolérance et de modération dont elles se sont toujours montrées capables elles-mêmes, depuis la Commune de Paris de 1871. Il faut dorénavant réhabiliter l'intolérance pour l'intolérable société de classe.
François Villon disait de l'évèque d'Orléans Thibault d'Aussigny qui l'avait emprisonné et torturé : "S'il m'a été pitoyable, que Dieu en soit de même pour lui".
GQ février 2015, relu le 5 janvier 2024
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