vendredi 26 janvier 2024

 

Les Houthis ont uni le Moyen-Orient contre l’Occident, 

par Youri Mavachev

Il se dit beaucoup de choses sur les Houthis, mais là encore les Français asphyxiés par la propagande et une vision néo-colonialiste qui recycle quelques traces de la guerre froide n’ont pas la moindre idée de ce qui se joue dans cette zone qui rassemble le plus grand nombre de “bases” tout en étant traditionnellement un des lieux dans lesquels s’est toujours jouée l’indépendance de l’Afrique mais aussi celle du Moyen Orient, tout en contrôlant une grande partie du trafic économique de la planète. Voici donc grâce à Marianne Dunlop une information précieuse provenant de ce qui demeure en Russie un des meilleurs centres de connaissance du monde arabe et musulman. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop pour histoireetsociete)

https://vz.ru/opinions/2024/1/23/1249811.html

Youri Mavachev : orientaliste, directeur du Centre d’étude de la nouvelle Turquie

Les Houthis du Yémen sont devenus une nouvelle ligne de fracture entre l’Est et l’Ouest. Des dizaines, voire des centaines de milliers de volontaires arabes peuvent vouloir se venger de l’Occident pour les griefs du passé récent à Gaza. Personne ne peut les retenir.

La malédiction générique de l’Occident est son manque de volonté de comprendre les nuances des problèmes du monde. Ainsi, des acteurs extrarégionaux, les États-Unis et le Royaume-Uni, se sont une fois de plus immiscés au Moyen-Orient. Cette fois au Yémen, avec leur opération “Gardien de la prospérité” contre les Houthis du mouvement Ansar Allah. Malgré les potentiels incomparables des deux camps, Washington et ses alliés ont peu de chances de réussir.

Et ce n’est pas tant les qualités ou les capacités de combat des rebelles qui sont en cause. Sans prendre la peine d’étudier le terrain, l’Occident collectif est arrivé trop tard, dans une région complètement différente et éveillée. Pour comprendre la profondeur de l’erreur américaine, il faut revenir huit ans en arrière. C’est à cette époque que les premières tentatives ont été faites pour mettre au pas les maîtres du détroit de Bab-el-Mandeb. Et avec des données initiales beaucoup plus favorables à une expédition punitive.

En 2015, la large coalition qui est intervenue dans la guerre civile au Yémen était composée d’États locaux – arabes – au fait de la situation sur le terrain, et donc bien mieux informés que les Américains sur les faiblesses des Houthis. De plus, ils disposaient de budgets militaires gonflés par le pétrole.

D’une manière générale, vu de l’extérieur, le processus ressemblait à ceci : des habitants de la péninsule arabique traitaient avec d’autres. Le processus était dirigé par l’Arabie saoudite, qui considérait comme une question de principe la répression de la résistance chiite aux autorités sunnites de son voisin.

La légitimité des actions de la coalition était renforcée par le fait que les Houthis s’étaient positionnés et étaient perçus par leurs adversaires comme la principale force pro-iranienne, et donc chiite, de la péninsule arabique. C’est-à-dire sur ces terres où la religion abrahamique – l’islam – d’obédience sunnite a vu le jour. En conséquence, pour Riyad, en tant que gardien du Hedjaz, le territoire de La Mecque et de Médine, sacré pour les musulmans, un tel voisinage avec les chiites “apostats” était inacceptable.

Néanmoins, même à cette époque, ni la légitimité ni les frappes aériennes de la coalition arabe utilisant des armes de haute précision coûteuses, y compris américaines, n’ont changé qualitativement la situation sur le théâtre de la guerre. Le blocus naval qui a affamé les Yéménites n’a pas non plus changé la donne. En réponse, les Houthis ont en effet frappé très efficacement les infrastructures pétrolières de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Sans entrer dans les détails de cette guerre, retenons l’essentiel : après huit années de combats sanglants et insensés, les représentants des pays les plus riches de la région ont préféré retirer leurs troupes, en entamant des pourparlers de paix avec les Houthis. Les parties, non sans difficultés, se sont mises d’accord sur tout.

Oui, les rebelles d’Ansar Allah n’ont effectivement pas été épargnés par l’attention et l’assistance de l’Iran dans cette guerre. Les missiles balistiques de moyenne portée Kheybar Shekan, ainsi que certains types de drones utilisés par les Houthis contre la coalition, ne peuvent être produits de manière artisanale. Les Houthis possèdent également des missiles antinavires chinois de moyenne portée YJ-8. Ces arsenaux servent encore aujourd’hui aux Houthis. Cependant, toutes les forces politiques ne sont pas en mesure de combiner les méthodes militaires et politiques.

Les Houthis sont un groupe militaro-politique et en même temps religieux de la minorité chiite, les Zeidites. Il est vrai que cette minorité représente un tiers de la population du pays. Leur mouvement “Ansar Allah” (“Adhérents d’Allah”) est apparu au Yémen à la fin des années 1990. L’appellation “Houthis” vient du nom du fondateur du mouvement, Hussein Badruddin al-Husi, homme politique, religieux et commandant de campagne. En 2004, il a été tué lors de combats avec l’armée yéménite. Son frère Abdel-Malik al-Husi dirige aujourd’hui les rebelles. Les Houthis ont donc accumulé beaucoup d’expérience en près de 20 ans de combat.

Les succès qui les accompagnent le confirment. Depuis 2014, les Houthis ont réussi à prendre pied dans 14 des 22 régions du Yémen. La capitale Sanaa est également contrôlée par les rebelles. L’autre partie du Yémen est contrôlée par le gouvernement internationalement reconnu, dont la capitale est Aden. D’ailleurs, en tant que “vrais patriotes”, ils ont soutenu les frappes de la coalition occidentale sur leur pays. Ils se sont toutefois plaints que les États-Unis agissaient sans l’aval des Nations unies et qu’ils ne coordonnaient toujours pas leurs actions avec les autorités officielles du Yémen.

Entre-temps, pratiquement aucun des États qui ont précédemment combattu les Houthis ne se range cette fois-ci du côté de la coalition dirigée par les États-Unis contre eux. Sauf, bien sûr, si l’on compte le Bahreïn, dont l’autonomie de décision est très discutable. La 5e flotte de l’US Navy est stationnée sur le territoire de l’État depuis de nombreuses années.

L’explication du phénomène de “non-alignement” est la solidarité panislamique. Après que les Houthis ont déclaré la guerre à Israël à l’automne 2023, la rue arabe a commencé à sympathiser avec les rebelles. Et les monarchies du Golfe la craignent comme le feu après les événements du printemps arabe. Cette crainte est fondée – les actions anti-israéliennes d’Ansar Allah semblent importantes pour le monde arabe aussi parce que les monarchies du Golfe ont en fait préféré l’inaction au soutien des coreligionnaires palestiniens. En tout cas, il n’a jamais été question d’un blocus commercial d’Israël de leur part. Il est donc extrêmement dangereux d’entrer en guerre du côté des “infidèles” de l’Occident contre ceux qui sont en réalité en guerre contre Israël. Les Houthis ont attaqué par défi les navires naviguant vers les ports israéliens.

Le soutien sans équivoque de l’administration de Joe Biden à Israël contre le Hamas a joué un rôle presque décisif à cet égard. Tous les observateurs savent que depuis octobre 2023, la couverture aérienne de l’État hébreu est assurée par plusieurs groupes de porte-avions de la marine américaine depuis plusieurs eaux. Sans parler des deux mille marines de la 26e unité expéditionnaire. Inutile de préciser comment cette présence étrangère est perçue par les musulmans du monde entier, pour qui Jérusalem est une ville sainte.

La position du dirigeant turc Recep Erdogan, qui suit de près le monde arabe, est également un marqueur du sentiment anti-occidental dans la région. Ce n’est pas un hasard s’il a critiqué les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour les frappes non autorisées au Yémen. Bien qu’Ankara fasse officiellement partie du bloc de l’OTAN.

En outre, même un dirigeant clé d’Asie du Sud, qui a été littéralement cajolé par les États-Unis ces derniers temps, comme l’Inde, a préféré la diplomatie à la force brute contre les Houthis. Lors de l’escalade, le ministre indien des affaires étrangères Subramanyam Jaishankar n’a pas appelé Biden ou Sunak, mais s’est adressé au mécène d’Ansar Allah, l’Iran, pour “atténuer ensemble les problèmes mondiaux” dans la région.

Les Houthis sont donc devenus une nouvelle ligne de fracture entre l’Est et l’Ouest. Par conséquent, tôt ou tard, la coalition dirigée par les États-Unis et la Grande-Bretagne devra faire face aux sentiments anti-occidentaux massifs dans les pays arabes. Surtout s’il s’agit d’une opération terrestre. Des dizaines, voire des centaines de milliers de volontaires des pays arabes pourraient vouloir se venger de l’Occident pour les infractions commises récemment à Gaza. Qui empêchera ces volontaires de s’opposer au monde islamique ? Les monarchies du Golfe ? Non, bien sûr.

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