samedi 17 février 2024

 

Écologie : « La réalité est là, et elle est terrifiante »

samedi 17 février 2024 par Hervé Kempf/Camille Étienne;   Blog A.N.C.


Les émotions comme acte politique, le silence « cynique » des puissants face à la catastrophe écologique... Pour la militante écologiste Camille Étienne, il est essentiel d’« instaurer un rapport de force » face aux puissants.

Reporterre — Pourquoi parlez-vous souvent de « peur » dans votre livre « Pour un soulèvement écologique » ?

Camille Étienne
Des émotions nous traversent. Dans le mot « émotion », il y a « mouvement ». Il s’agit de se réapproprier ses émotions, d’en faire des alliés. On a vu fleurir avec le capitalisme une récupération de ces émotions pour qu’elles soient reléguées du côté de l’intime. Il y a une injonction à aller bien, à sourire à la vie. Ce serait notre faute si on est malheureux, si on a peur.

On dit d’ailleurs souvent d’un homme qu’il est présidentiable parce qu’il est capable de se mettre à distance de ses émotions. On attend de lui qu’il ait une forme de froideur et c’est ce qui me terrifie le plus, de voir que ceux qui gouvernent sont coupés de leurs émotions. Il y a quelque chose de très viril dedans. Les femmes sont associées à des gens qui ont peur, qui sont hystériques. Se réapproprier les émotions est donc un acte politique. Les émotions sont légitimes, notre colère est légitime, notre peur est légitime. Et si on est capable de reconnaître ce qui crée notre peur, on peut agir dessus.

La peur, c’est plus grand que l’écoanxiété ?

L’écoanxiété est comprise dans la peur. Elle peut pousser à se tenir à distance de l’action. Quand ce terme est sorti, la reprise médiatique qui en a été faite était souvent de dire : « Nous avons une génération de jeunes gens paniqués qui ne veulent plus faire d’enfants, et il s’agirait d’être plus raisonnables. » Il fallait faire de l’écologie positive, parler des solutions, mettre en avant les choses qui avancent dans le bon sens. L’écoanxiété a servi de recul : « Je choisis de fermer les yeux, parce que je dors mal le soir. »

C’est une position individualiste ?

Oui, égoïste. Quand des inondations arrivent devant notre maison, quand des membres de nos familles meurent d’une canicule ou ont des cancers à cause des produits phytosanitaires, on ne peut pas dire : « Ah non, ça n’existe pas parce que ça me fait trop peur. » La réalité est là et elle est terrifiante. Être capable de la voir, c’est justement l’anticiper et y répondre de manière ambitieuse.

Vous écrivez dans votre livre : « Il nous faut avoir peur du vide pour ne pas nous y plonger à corps perdu. Le vertige seul nous protégera. » Pourquoi ?

Le vertige fascine et terrifie. Il me permet de faire attention et d’être très concentrée quand je fais un peu de montagne, parce que j’ai très peur, donc je fais doublement attention. Quand j’ai le vertige sur une falaise, j’imagine mon corps tomber, le cœur se décroche. Mon corps m’envoie les signaux pour dire : « Si ça arrivait, voilà ce qui se passerait. » Ce que j’appelle de mes vœux, c’est qu’on puisse avoir ce vertige pour l’anticiper émotionnellement : vivre la catastrophe émotionnellement est un des meilleurs moyens de l’éviter. Si on n’a aucun rapport émotionnel à ce qu’on avance, eh bien, on peut le soir passer à autre chose.

À quoi sert la peur quand on est face à une puissance qui paraît démesurée et inflexible, comme à Gaza en ce moment ?

C’est tellement insupportable qu’il nous est facile — et c’est très lâche — de dire : « C’est trop, je coupe, je coupe les médias. » Je ne sais pas si notre génération a déjà vécu quelque chose d’aussi terrible que ce qui se passe à Gaza. J’ai un sentiment d’impuissance totale. La peur ne suffit pas. La peur n’est pas la seule chose qui permet l’action.

Ce qui est terrifiant n’est-il pas le silence des puissants, pour les guerres comme pour la catastrophe écologique ?

Ce silence est très cynique, et c’est en cela qu’il est très violent. On parle souvent d’inaction climatique. Ce n’est en rien une inaction climatique, c’est une action délibérée de maintenir l’ordre établi. D’ailleurs, l’ordre établi est très radical et très offensif pour se maintenir et pour favoriser un petit groupe de personnes au détriment du reste de l’humanité, des générations à venir et des autres êtres vivants. C’est un silence qu’on sait être un choix et c’est un silence qui tue, un silence qui permet de continuer dans l’horreur.

Comment se fait-il que des personnes jeunes comme le Premier ministre Gabriel Attal (34 ans) soient aveugles à ce qui se passe ?

Je refuse cette lecture générationnelle. Dans l’histoire des mouvements écologiques ou sur le terrain, il n’y a pas que des jeunes qui s’engagent [Camille Étienne a 25 ans]. Et par ailleurs, plein de jeunes sont nés dans la surconsommation et dans une addiction aux réseaux sociaux. Le climatoscepticisme et le fascisme augmentent aussi chez ce qu’on appelle « les jeunes ». Pendant qu’on s’engueule entre générations, on ne va pas regarder les vraies fractures sociales.

Quant à Gabriel Attal, il est un enfant pur jus de la bourgeoisie ; il n’a pas peur du dérèglement climatique.
Il sait très bien qu’il fait partie de la toute petite partie de la population qui est responsable d’une grande majorité des émissions de gaz à effet de serre, mais que ces responsables sont les plus protégés des effets de ce qu’ils ont créé. Ces gens au pouvoir savent qu’ils pourront s’échapper de cela, ils n’ont pas intérêt à tordre le cou de la poule aux œufs d’or.

C’est la même chose avec l’industrie fossile. On ne peut pas attendre d’elle que ses acteurs sortent de ce qui les rend les plus puissants et les plus riches. On ne peut pas attendre qu’ils fassent autre chose qui serait moins rentable ; c’est la seule ligne qui gouverne leurs actions. Tant qu’il restera rentable de continuer dans ce chemin de destruction du vivant, ils le feront.

Quel est votre rôle dans le mouvement écologiste ?

Ce n’est pas à moi de le définir. Je fais ce que je peux, c’est tout. J’essaie d’utiliser le fait que ma parole soit entendue pour tenir cette porte ouverte et pour que d’autres puissent s’y engouffrer, pour que l’écologie soit un sujet dont on parle beaucoup plus, qu’on ne puisse pas faire autrement que de prendre des décisions en ce sens.

Après, je m’engage aussi pour créer une actualité. Cela implique beaucoup de travail en amont sur les sujets dans lesquels je m’investis, avant de les porter dans le débat public. J’ai besoin de dégager du temps pour des sujets de fond, pour obtenir des victoires en arrivant à temps et que cela devienne un sujet médiatique.
On a pu le faire sur le projet d’oléoduc de TotalÉnergies en Ouganda, par exemple. Au tout début, il y a trois ans, cinq activistes ougandais étaient venus me voir avec mon amie Luisa Neubauer, d’Allemagne. Je n’en avais jamais entendu parler. Comment faire pour que ça devienne un sujet incontournable ? On l’a réussi.

Récemment, je me suis beaucoup investie sur les fonds marins. Des gens travaillaient dessus depuis des années [1], mais ce n’était pas un sujet incontournable pour le pouvoir et le rapport de force n’était pas instauré. Donc c’est mon rôle, avec plein d’autres militants : appuyer un rapport de force.

Qu’est-ce que cela dit du système médiatique de devenir une personne qui, à un moment donné, incarne ou porte la parole du mouvement écologiste ?

Je ne me sens pas incarner quoi que ce soit d’autre que mes idées, et on gagnerait à comprendre qu’on ne parle pas à la place d’autres, mais qu’on occupe un espace qui sinon est vide. Il s’agit de tenir ouverte cette fenêtre pour que d’autres s’y engouffrent. Quand on est sur le devant de la scène, on se prend les coups aussi, les menaces, les insultes, le harcèlement.

J’ai une présence médiatique, mais ma vie ne se résume pas à ça. Il y a aussi tout un travail de fond, et c’est très complémentaire. Par exemple, j’essaie de lancer l’alerte sur le projet de puits de pétrole en Gironde, avec un groupe de terrain qui fait un travail extraordinaire, Stop Pétrole bassin d’Arcachon. J’essaie de faire venir des journalistes sur ce sujet, d’interpeller des élus, d’utiliser ce pouvoir qui me suit et qui est étrange, mais qui est aussi éphémère. La seule chose qui dépend de moi, c’est ce vers quoi je dirige la lumière.

Comment faire pour que la question écologique rentre dans la vie de tout le monde ?

C’est fondamental d’aller parler à ceux avec qui je ne suis pas d’accord. On ne peut pas décider à la place des autres de comment ils vont habiter le monde. On doit le faire avec eux. Ce qui est très difficile dans l’espace médiatique, c’est qu’il est fait comme un combat de coqs. Très souvent il y a des pour, des contre, « les opinions se valent », etc. C’est organisé de manière telle qu’on ne se base même pas sur des vérités établies. Par exemple, les sols sont détruits par les produits phytosanitaires, c’est un consensus scientifique assez clair, mais on en est encore à débattre sur cela.

Le débat à avoir, c’est comment on en sort, quand, comment on accompagne les agriculteurs qui sont en première ligne, etc. Il y a un débat démocratique à avoir sur comment on change notre manière d’être au monde, comment on applique les mesures environnementales. Pas sur le besoin de préserver les conditions de vie sur Terre ! Mais on est encore bloqué là.

Quelles sont les perspectives de la lutte écologiste ?

Le sujet dont j’aimerais qu’il soit plus traité, c’est celui de l’océan. C’est une zone de non-droit total. L’industrie, le capitalisme et l’extractivisme agissent dans l’impunité. Ils ont déclaré la guerre aux poissons. On perd ces 70 % de la surface du globe. Ce n’est pas un petit sujet, surtout en France qui est la deuxième puissance maritime mondiale. On a un poids diplomatique. C’est important qu’on puisse instaurer un rapport de force face à l’industrie de la pêche qui détruit l’océan. L’industrie fossile s’y attaque aussi, tout comme l’industrie minière.

Vous avez une démarche politique, mais vous choisissez vos thèmes.

Je ne représente pas plus que ce qui me bouleverse, et des sujets me passionnent. La parole est un acte, elle est performative, parfois elle crée des choses dans le réel, mais il y a aussi tout le travail de fond, de recherche, d’actions concrètes, de lobbying politique. Cela demande un temps incompressible, donc je choisis des sujets dont on va parler et sur lesquels on ne lâchera rien tant qu’on n’obtiendra pas des résultats.

Savez-vous où vous allez ?

À court terme, oui, mais je me projette assez peu. Je sais les sujets que je vais porter dans les prochains mois. Mais par essence, tout est mouvement et on ne sait pas ce que vont créer le mouvement et les mouvements sociaux qui arrivent. Ce qui s’est passé avec Les Soulèvements de la Terre [le fer de lance des contestations écologiques a obtenu une annulation de sa dissolution fin 2023] a été un grand moment. J’ai hâte de voir quelles seront les prochaines actions. J’espère qu’on réussira encore à infléchir le rapport de force.

Vous avez créé avec quelques amis une structure qui s’appelle Avant l’orage. Quel est cet « orage » qui vient ?

On ne peut pas le prévoir, il s’agit de saisir ce moment d’électricité dans l’air, où l’indignation prend le pas sur la résignation, où la bascule est proche. L’ordre établi est fébrile et on peut se saisir de cette indignation rampante pour la rediriger.

Comment étonner la catastrophe ?

En faisant advenir ce qui est imprévisible. C’est notre seule espérance.
Ce n’est pas un espoir naïf de quelque chose qui nous tomberait dessus, mais un espoir qui dit : « Comment ouvrir des brèches ? » Le mouvement climat, les mouvements sociaux ont fait advenir des choses imprévisibles, belles, puissantes.
On regarde la catastrophe en lui disant : « Vous n’êtes pas immuable, vous n’êtes pas un paquebot dont on ne pourrait pas changer la direction, vous n’êtes pas si puissante que ça. »

Le pouvoir veut nous faire croire que nous n’avons d’autre choix que de rester à genoux. Il n’est en rien impossible de se mettre debout.

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