vendredi 23 février 2024

 

Partout dans le monde, le business mortifère des bouteilles d’eau

jeudi 22 février 2024 par Lorène Lavocat Blog ANC


Malgré ses conséquences pour la planète, malgré l’existence d’une eau du robinet sûre et peu chère, le marché de l’eau en bouteille est en plein boom à l’échelle mondiale. La conséquence d’une privatisation au long cours.

Qui n’a jamais acheté en toute hâte une bouteille d’Évian avant de monter dans le train ? Dans les gares comme dans les supermarchés, l’eau sous plastique a envahi notre quotidien. Chaque Français boit 135 litres d’eau en bouteille par an, soit quasiment un litre tous les deux jours. Il y a moins d’un siècle de cela, nos grand-parents en consommaient à peine 6 litres annuellement.

La planète entière semble saisie par cette fièvre aqueuse : 350 milliards de litres sont vendus chaque année dans le monde. Dominé par quatre multinationales — PepsiCo, Coca-Cola, Nestlé et Danone — le marché de l’eau en bouteille « a augmenté de 73 % au cours de la dernière décennie, ce qui en fait l’un des marchés à la croissance la plus rapide au monde », selon un rapport de l’Université des Nations unies consacré au sujet, paru en 2023.

C’est là tout le paradoxe : alors que l’eau peut être distribuée presque gratuitement par des services publics, les humains — et les Français en particulier — ont confié à des compagnies privées le soin de leur donner accès à cette ressource vitale.
Comment est-ce possible ?


L’histoire commence avec les balbutiements du thermalisme en Europe, entre le 18ᵉ et le 19ᵉ siècle. D’une ressource quelconque, « l’eau est devenue un objet économique, soumis à l’appropriation et à l’exploitation par des acteurs privés », souligne le chercheur Vinicius Andrade Brei dans un article publié en 2017.

L’exemple de Vittel, dans les Vosges, est éloquent. En 1851, l’entrepreneur Louis Boulomié y acheta toutes les sources, officiellement pour développer l’hydrothérapie. « Dès le départ, son objectif principal n’était pas de créer une station thermale, mais de vendre de l’eau en bouteille, nous expliquait le Vitellois Bernard Schmidt. Le thermalisme a été développé comme une vitrine afin de promouvoir l’eau minérale. C’est grâce à l’image médicale de l’eau que Vittel va vendre ses bouteilles. »

Mais jusqu’à la fin des années 1950, « les eaux minérales sont restées un produit de luxe », précise Brei. Là, quelques entreprises en quête de nouveaux horizons ont flairé le filon.

150 à 1 000 fois plus cher que l’eau du robinet

D’après les chercheurs étasuniens Daniel Jaffee et Soren Newman, « l’eau en bouteille représente une forme plus facile et plus rentable de marchandisation de l’eau, écrivaient-ils dans une étude datée de 2013. L’eau peut être extraite à la source sans infrastructure massive ou peut être prélevée dans les réserves municipales et retraitée. »

Grâce à l’emballage plastique, elle peut ensuite être distribuée largement et rapidement. Et bouchon sur le gâteau, les réglementations — environnementales ou sanitaires — sont généralement peu contraignantes.

En bref, il y avait de l’argent à se faire sur ce marché émergent — les sociétés d’eau en bouteille vendent aujourd’hui leurs produits 150 à 1 000 fois plus cher que la même unité d’eau du robinet municipal. Restait à convaincre les consommateurs de bouder le robinet.

« Médicaliser la soif »

Dans un article paru en 2017, la chercheuse australienne Gay Hawkins décrypte les facteurs qui ont permis aux multinationales minéralières de conquérir vos verres. Premier tournant, dans les années 1970, quand les recherches en sciences du sport ont montré l’importance de l’hydratation pour les athlètes.

« Ces études ont eu pour effet de médicaliser la soif, constate-t-elle. Ces nouvelles connaissances ont été diffusées dans des magazines “fitness”, ce qui a incité les joggeurs et les adeptes des salles de sport à modifier leurs habitudes de consommation en surveillant constamment leur apport en eau. »
Il fallait boire beaucoup, et souvent, donc transporter l’eau avec soi. Les entreprises agroalimentaires ont repris cet argument marketing.


Dans la foulée, les marques ont développé une multitude de stratégies publicitaires, variant au gré des publics et des époques. En France, on retiendra les bouteilles d’« Évian baby », à destination des bébés — et de leurs mères — la « Contrex partenaire minceur », ou la Volvic et sa « force des volcans » pour les plus sportifs.

Surtout, toutes les compagnies ont usé — et abusé — des arguments de « pureté », de naturalité, « ce qui a eu pour effet d’affaiblir implicitement l’eau du robinet en la faisant paraître inférieure ou en suscitant des doutes ou des incertitudes quant à son origine réelle et à sa salubrité », remarque Gay Hawkins.

Une promesse de pureté rarement tenue

En clair, pour augmenter leurs profits, les marques d’eau en bouteille ont insidieusement — et allègrement — dénigré les réseaux d’eau publics. À tel point qu’en France, Cristaline a été condamnée en 2015 pour une campagne publicitaire agressive contre l’eau du robinet, assimilée à celle des toilettes, et avec des messages comme « Qui prétend que l’eau du robinet a toujours bon goût ne doit pas en boire souvent ! »

Un scandale, d’autant plus que la promesse de « pureté » n’est bien souvent pas tenue. Les récentes révélations — sur la présence de microplastiques dans les bouteilles d’eau ou sur les traitements illicites menés par certaines enseignes — ont ainsi rappelé que l’eau embouteillée n’est pas la panacée.


Le rapport de l’Université des Nations unies de 2023 liste une série de facteurs pouvant « nuire à la qualité de l’eau embouteillée » :
« Les procédés de traitement tels que la chloration, la désinfection aux ultraviolets, l’ozonation et l’osmose inverse, les conditions de stockage et les matériaux d’emballage peuvent tous avoir un impact potentiellement négatif sur la qualité de l’eau en bouteille », peut-on lire. Métaux lourds, benzène, pesticides, microplastiques, bactéries, virus, champignons : autant de substances déjà retrouvées dans nos flacons réputés « intacts » et « naturels ».

« L’expansion des marchés de l’eau en bouteille ralentit les progrès pour l’accès de tous à l’eau potable »

Las, malgré les preuves scientifiques, le mal a déjà été fait, notamment dans les pays à faibles revenus, où la croissance du marché est exponentielle — parmi les dix principaux pays consommateurs d’eau en bouteille, se trouvent le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Mexique et la Thaïlande.

« Dans les pays du Sud, les ventes d’eau en bouteille sont principalement stimulées par le manque ou l’absence d’un approvisionnement public fiable en eau », constate le rapport des Nations unies, avant de préciser : « L’expansion des marchés de l’eau en bouteille ralentit les progrès pour l’accès de tous à l’eau potable, détournant l’attention et les ressources du développement accéléré des systèmes publics d’approvisionnement en eau. »

Selon les estimations, moins de la moitié de ce que le monde paie chaque année pour l’eau en bouteille suffirait à garantir l’accès à l’eau du robinet à des centaines de millions de personnes qui en sont dépourvues. En 2024, deux milliards de personnes n’ont toujours pas accès à l’eau potable.

Pour les chercheurs Alasdair Cohen et Isha Ray, « la marchandisation partielle de l’approvisionnement en eau potable peut produire une dynamique similaire à celle des soins de santé et de l’éducation privatisés dans de nombreux pays à faible revenu et revenu intermédiaire, expliquaient-ils dans un article publié en 2018. La faible qualité des services publics et les faibles attentes du public poussent même les plus pauvres à rechercher des services privés de qualité incertaine. »

Autrement dit : les multinationales de l’eau, en faisant mainmise sur les sources des pays du Sud et en commercialisant tous azimuts leurs produits plastifiés, se présentent comme une « solution » au problème de l’accès à l’eau potable. Mais une fausse solution. Car leurs flasques et leurs sachets demeurent relativement chers. Et la pollution plastique que cet énorme marché génère détruit peu à peu les écosystèmes et affectent la santé des populations.

D’après l’université des Nations unies, « le monde génère actuellement environ 600 milliards de bouteilles en plastique représentant approximativement 25 millions de tonnes de déchets plastiques ».
Soit près de 2 900 tonnes jetées chaque heure, qui finiront dans des décharges… ou dans la nature.


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