lundi 11 mars 2024

 

La CIA en Ukraine, du point de vue d’un ancien de l’agence

Espions à Washington, nom de code “Giddy Up”. “(Lorie Shaull, Flickr, CC BY 2.0)

Le New York Times a-t-il publié son article “La guerre des espions : comment la CIA aide secrètement l’Ukraine à combattre Poutine” pour révéler des secrets gouvernementaux dans l’intérêt du public ? Ou était-ce pour convaincre les Américains que “ces réseaux de renseignement sont plus importants que jamais” ? 

Le 25 février, le New York Times a publié un article “explosif” sur ce qui est censé être l’histoire de la CIA en Ukraine, depuis le coup d’État de Maidan en 2014 jusqu’à nos jours. L’article, intitulé “The Spy War : How the CIA Secretly Helps Ukraine Fight Putin” [La guerre des espions : comment la CIA aide secrètement l’Ukraine à lutter contre Poutine], fait état d’une méfiance bilatérale préalable, mais d’une peur et d’une haine mutuelles de la Russie, qui évolue vers une relation si intime que l’Ukraine figure désormais parmi les partenaires les plus proches de la CIA en matière de renseignement dans le monde.

Dans le même temps, la publication par le Times de l’article, dont les journalistes affirment qu’il s’appuie sur plus de 200 entretiens en Ukraine, aux États-Unis et dans “plusieurs pays européens”, soulève de nombreuses questions : pourquoi la CIA ne s’est-elle pas opposée à la publication de l’article, d’autant qu’il s’agit de l’un des médias favoris de l’Agence ? Lorsque la CIA s’adresse à un journal pour se plaindre des informations classifiées qu’il contient, l’article est presque toujours supprimé ou sévèrement édité. Les éditeurs de journaux sont des patriotes, après tout. N’est-ce pas ?

L’article a-t-il été publié parce que la CIA voulait que l’information soit diffusée ? L’article avait-il surtout pour but d’influencer les délibérations budgétaires du Congrès sur l’aide à l’Ukraine ? L’article avait-il pour objectif de vanter les mérites de la CIA ? Ou s’agissait-il d’avertir les parlementaires : “Regardez tout ce que nous avons accompli pour faire face à l’ours russe. Vous ne laisseriez pas tout cela se perdre, n’est-ce pas ?”

L’article du Times présente toutes les caractéristiques de l’examen approfondi, de l’intérieur, d’un sujet sensible – peut-être classifié. Il va en profondeur sur l’un des Saint des Saints de la communauté du renseignement, une opération de liaison, un sujet qu’aucun officier de renseignement n’est jamais censé aborder. Mais en fin de compte, ce n’est pas si sensible que cela. Elle ne nous apprend rien que les Américains n’aient déjà supposé. Nous ne l’avions peut-être pas encore vu écrit, mais nous étions tous convaincus que la CIA aidait l’Ukraine à lutter contre les Russes. Nous savions déjà que la CIA avait des “pions sur le terrain” en Ukraine, et que le gouvernement américain entraînait les forces spéciales ukrainiennes et les pilotes ukrainiens, donc rien de bien neuf sur ce point.

L’article entre un peu plus dans le détail, mais, là encore, sans rien fournir qui puisse mettre en danger les sources et les méthodes. On y apprend par exemple que:

-. Un poste d’écoute de la CIA se trouve dans la forêt le long de la frontière russe. Il s’agit de l’une des douze bases “secrètes” des États-Unis dans cette région. Un ou plusieurs de ces postes ont contribué à prouver l’implication de la Russie dans l’abattage du vol 17 de la Malaysia Airlines en 2014. Voilà qui est très bien. Mais cette révélation ne dévoile aucun secret et ne nous apprend rien de nouveau.

-. Les agents de renseignement ukrainiens ont aidé les Américains à “poursuivre” les agents russes “s’étant immiscés dans l’élection présidentielle américaine de 2016”. J’ai un scoop pour le New York Times : le rapport Mueller a conclu qu’il n’y avait pas eu d’ingérence significative de la Russie dans l’élection de 2016. Et que signifie “poursuivre” ?

-. À partir de 2016, la CIA a formé un “commando d’élite ukrainien connu sous le nom d’Unité 2245, qui a capturé des drones russes et du matériel de communication afin que les techniciens de la CIA puissent les désosser et craquer les systèmes de cryptage de Moscou.” C’est exactement ce que la CIA est censée faire. Honnêtement, si la CIA n’avait pas fait cela, j’aurais suggéré une action collective pour que le peuple américain récupère l’argent de ses impôts. D’ailleurs, la CIA fait ce genre de choses depuis des décennies. Dans les années 1970, elle a pu obtenir d’importants composants d’armes tactiques soviétiques auprès de la Roumanie, pourtant ostensiblement pro-soviétique.

-. L’Ukraine est devenue un centre de collecte de renseignements qui a intercepté plus de communications russes que la station de la CIA à Kiev ne pouvait initialement en traiter. Encore une fois, je n’en attendais pas moins. Après tout, c’est là que se déroule la guerre. Il va donc de soi que les communications y sont interceptées. Quant au fait que la station de la CIA était dépassée, le Times ne nous dit pas si c’est dû au fait que la station était gérée par un seul homme à l’époque, ou si elle comptait des milliers d’employés et était quand même débordée. Question de proportion.

-. Et si vous ne pensiez pas que la CIA et le gouvernement américain étaient passés à l’offensive en Ukraine, l’article indique clairement que “M. Poutine et ses conseillers ont mal interprété une dynamique essentielle. La CIA ne s’est pas imposée en Ukraine. Les responsables américains étaient souvent réticents à s’engager pleinement, craignant que les responsables ukrainiens ne soient pas dignes de confiance et soucieux de ne pas provoquer le Kremlin”.

C’est à ce moment de l’article que le Times révèle ce que je pense être la piste cachée : “Aujourd’hui, ces réseaux de renseignement sont plus importants que jamais, car la Russie mène l’offensive et l’Ukraine dépend davantage du sabotage et des frappes de missiles à longue portée qui requièrent des espions loin derrière les lignes ennemies. Et ils sont de plus en plus menacés : Si les républicains du Congrès mettent fin au financement militaire de Kiev, la CIA pourrait être amenée à réduire ses activités .

C’est la différence entre un article dans les médias grand public qui prétend constituer une percée dans le domaine de la sécurité nationale, et la révélation d’un lanceur d’alerte en Sécurité nationale. Dans le premier cas, il y a coopération de la part d’officiers de renseignement en exercice et, parfois, de décideurs politiques, tous anonymes. La communauté du renseignement ne fait apparemment aucun effort pour étouffer l’article ou en atténuer l’impact. (Après tout, cela leur assure une bonne image ). Aucun secret n’est révélé. Et la fin de l’article propose une leçon de politique générale : Financez plus de guerres ou les méchants gagneront. Faites-nous confiance. Si vous saviez ce que nous savons…

Quand les révélations ne sont pas autorisées, le directeur de la CIA appelle directement l’éditeur du journal pour protester contre le risque de mise en danger de la vie des Américains, ou des opérations en cours et de grave atteinte à la sécurité nationale, que cela soit vrai ou non. Si l’éditeur refuse de retirer l’article, il peut alors s’attendre à recevoir un appel du conseiller à la Sécurité nationale. Tout cela est très officiel et menaçant, ce qui est exactement le but recherché.

L’une des raisons pour lesquelles je pense que l’article du Times a été “autorisé” par la communauté du renseignement réside dans ce qui n’y figure pas. Il ne mentionne pas, par exemple, que les Nations unies ont considéré l’Ukraine comme l’un des pays les plus corrompus au monde, où l’argent semble tout simplement disparaître sur des comptes étrangers et dans les poches des fonctionnaires ukrainiens. Il ne mentionne pas que l’Ukraine est devenue un vaste “supermarché” pour les armes vendues au marché noir, et que des armes occidentales destinées à l’effort de guerre ont été retrouvées partout dans le monde. Il n’est pas non plus question de la responsabilité de la CIA et du département d’État dans le renversement du gouvernement ukrainien en 2014, une action qui a entraîné la décision de la Russie d’envahir le pays huit ans plus tard.

Je connais bien la CIA. J’y ai passé 15 ans, tant dans le domaine de l’analyse que dans celui des opérations antiterroristes. Je sais comment les dirigeants de la CIA pensent, comment ils repoussent les limites juridiques et éthiques jusqu’à ce que quelqu’un en position d’autorité leur dise “stop !” J’ai assisté à des réunions au cours desquelles des décisions telles que celles mentionnées dans l’article du New York Times ont été prises. J’ai participé à des séances de stratégie au cours desquelles des agents de la CIA se sont efforcés de manipuler la politique et les politiques.

La conclusion est simple. Ne les croyez pas. Ne croyez ni la CIA ni le New York Times. Il est rare que ces grandes questions internationales soient si simples et si facilement classées entre les bons et les méchants. La vie devrait être aussi simple. Il y a des années, alors que mes fils aînés étaient encore des petits garçons, je les ai emmenés au Madison Square Garden pour assister à un spectacle de catch professionnel de la WWE [World Wrestling Entertainment, entreprise américaine spécialisée dans l’organisation d’événements]. Au bout d’une demi-heure, j’ai demandé à mon fils de neuf ans : “Là, je ne comprends plus rien. Qui est le gentil et qui est le méchant ?” Il m’a répondu : “Justement, papa, il n’y a pas de gentil”.

C’est exactement ce que nous voyons en Ukraine. Ne laissez pas le New York Times vous convaincre du contraire.

John Kiriakou

John Kiriakou est un ancien agent de la CIA chargé de la lutte contre le terrorisme et un ancien enquêteur principal de la commission sénatoriale des affaires étrangères. Il est devenu le sixième lanceur d’alerte inculpé par l’administration Obama en vertu de l’Espionnage Act, une loi conçue pour punir les dissidents. Il a purgé 23 mois de prison pour avoir tenté de s’opposer au programme de torture de l’administration Bush.

Article original original en anglais publié  le 3 mars 2024 sur Scheerpost.com

Lire aussi: La CIA en Ukraine – Le New York Times

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