Le "peuple de gauche" se réveille en sursaut, mais pourquoi faire ?
Le peuple de gauche se réveille en sursaut pour faire face à la situation créée par Macron en dissolvant par surprise l’Assemblée Nationale après le score historiquement élevé obtenu par le RN (31%) aux élections européennes du 9 juin, au risque calculé d’une victoire de ce dernier.
Il s’unit en catastrophe bien qu’il soit en désaccord sur beaucoup de choses et se prend même à rêver d’une divine surprise comparable à celle provoquée par la dissolution chiraquienne de 1997, qui permit la formation du gouvernent de Jospin de la « gauche plurielle » qui suscita quelques espoirs mais qui consomma la trahison de la classe ouvrière en privatisant la Poste, Air France, France Télécom, et en bombardant la Yougoslavie.
Mais en quoi consiste ce peuple de gauche et pourquoi se mobilise-t-il de manière si frappante alors qu’il paraissait si endormi et anémié depuis si longtemps ?
On se mobilise réellement quand son intérêt vital est en jeu ; incontestablement un nerf sensible a été touché par la perspective d’une victoire du RN, alors qu’il était resté globalement insensible à 7 ans de casses sociales menées par Macron et sa clique.
C’est en effet une mobilisation paradoxale qui a lieu contre une force d’opposition qui pourrait prendre le pouvoir – ce qui est loin d’être certain au vu du niveau atteint dans les urnes et des sondages - et non contre le pouvoir en place lui même, pourtant un des pouvoirs les plus détestés et les plus méprisés que la France n’ait jamais eu, depuis Vichy.
Donc le peuple de gauche s’il en est affecté n’est pas réellement scandalisé et poussé à l’action, y compris aux manifestations radicales, ni par la casse de la Sécu et du système de santé public, ni par la réforme des retraites, ni par celle de l’assurance chômage, ni par la destruction du code du travail, ni par les directives européennes de mise en concurrence et de casse des services publics, ni par les menaces de guerre mondiale, qui proviennent pour le moment non du RN mais de Macron. Pour être juste, ses représentants politiques et surtout syndicaux protestent parfois énergiquement contre tout cela – sauf contre la guerre, mais lui-même dans les rangs ne se sent pas essentiellement atteint ni poussé à l’action, et son opposition à toutes ces mesures et toutes ces menaces reste verbale – certes il n’est pas le seul dans ce cas, mais lui il fait profession d’agir contre le capitalisme et son monde ce qui n’est pas le cas des autres victimes de la casse sociale – les Gilets Jaunes par exemple.
Il est plus actif et plus radical contre les bassins d’irrigation, les autoroutes et les lignes à haute tension. Il n’y a que pour Gaza qu’il fasse un peu de bruit, mais il est contré immédiatement et enlisé par les campagnes de son aile pro-sioniste qui contrôle son accès dans les médias et dont il craint manifestement de se séparer. Sous peine de courir le risque d’opprobre public par accusation d’antisémitisme. A l’exception bien entendu de LFI, qui a dû à cause des campagnes de haine sur ce thème céder du terrain aux revenants du PS.
Il n’est pas le dernier d’ailleurs à demander qu’on interdise l’expression à ses adversaires et il a trouvé tout à fait normal que la Commission européenne se donne à elle-même le pouvoir de faire interdire les médias russes.
Et il reste complètement muet sur la guerre de l’OTAN en Ukraine, voire il l'approuve, en contribuant ainsi à la prolonger, et sur les mesures économiques et les sanctions contre la Russie qui sont à l’origine de l’inflation – notamment des prix de l’énergie - qui plonge dans la misère des dizaines de millions de personnes en France et en Europe.
Qu’en conclure, sinon que ce peuple de gauche est constitué d’éléments qui n'ont pas de soucis graves à se faire pour leur avenir, leur survie matérielle, leur retraite, le chômage, et qu’il lui paraît impensable qu’on puisse les envoyer eux ou leurs enfants s’ils en ont, à servir de chair à canon en Ukraine.
Par contre il sait que l’antagonisme idéologique qui l’oppose aux réactionnaires anti-communistes attardés et recuits du RN risque de lui causer du tort. Le peuple de gauche est en effet constitué d’une petite bourgeoisie diplômée post-communiste et post-marxiste, post-ouvrière, et plus largement post-révolutionnaire, sans rien vouloir connaître ni du communisme, c'est à dire du socialisme réel tel qu'il était expérimenté en URSS, ni de Marx et encore moins de Lénine, ni de la classe ouvrière, ni de la révolution au-delà de l’image télévisuelle de quelques incendies de poubelles. Il faut comprendre que le préfixe « post » ne signifie pas qu’on continue à l’être mais qu'on ne l’est plus. Et bien ce langage culturel codé qui sert maintenant de signe de distinction sociale et qui est détourné de sa signification d’origine n’aurait peut-être plus cours en cas de victoire du RN, et ça l'inquiète.
Bref le peuple de gauche est constitué de fonctionnaires de la catégorie A et de cadres intermédiaires du milieu associatif qui ont peur en cas de victoire du RN de perdre de leur qualité de vie, de leurs subventions, de leur influence, de leurs commandes publiques - dans le cas des artistes, et d’une manière plus générale sur les compensations symboliques qui permettent à sa couche inférieure, notamment les enseignants, d’accepter des salaires insuffisants.
Il a peur aussi que le mode de vie libéral post-68 parvenu en bout de course qu’il poursuit sans en avoir les moyens soit contesté par les conservateurs moraux qui donnent le ton au RN. Sans se rendre compte que les cadres de ce mouvement avec l’hypocrisie qui caractérise toujours les mouvements d’extrême-droite donnent aussi à plein dans ce mode de vie.
Le « nouveau front populaire » c’est bien plutôt la « dernière gauche plurielle ». C’est la NUPES avec plus de PS, moins de LFI, toujours trop de Verts et toujours aussi peu de PCF.
ll n’en demeure pas moins un peu étrange que la masse des ouvriers et des employés et plus encore des précaires votent majoritairement – ceux qui ne s’abstiennent pas - pour un parti qui leur est tendanciellement si défavorable, par simple aversion du style de vie des autres. Il semble que les masses populaires des pays métropolitains aient définitivement tiré une croix sur la possibilité d’obtenir quoique ce soit par la voie électorale, et même de l’action politique en général, et qu’ils se bornent à exprimer des pulsions identitaires pour effrayer le bourgeois, qui pour être opposées à celles du "peuple de gauche" - un soi-disant "peuple", soi-disant "de gauche" - ne sont pas plus consistantes.
L’opposition viscérale à l’immigration est sans doute la raison principale de ce divorce aujourd’hui total. Mais la petite bourgeoisie de gauche si elle s’est mise à l’abri pour le moment des risques de la mondialisation ne fait aucun tort matériel direct aux masses : elle fait du tort – et les masses réactionnaires en font aussi tous les week-end dans les centres commerciaux en achetant sans se poser trop de question les produits de base importés à bon-marché pour leur consommation – aux travailleurs exploités du Sud et aux travailleurs immigrés ici qui travaillent plus dur et plus longtemps pour moins de salaire et sans pouvoir faire valoir tous leurs droits.
Si le RN gagnait le 7 juillet, et accédait à Matignon – éventualité plutôt improbable, il montrerait sans doute assez rapidement son vrai visage fondamentalement antisocial, mais il y a peu de chance qu’il puisse dépasser dans cette direction la feuille de route de la clique de Macron. De même ceux qui espèrent qu’il mette un frein à l’engagement guerrier en Ukraine, à cause des sympathies idéologiques qu'on lui prête pour Vladimir Poutine risquent aussi d’être déçu. Mais là encore il est improbable qu’il puisse faire pire que le gang militariste et aventuriste actuellement au pouvoir en France et en Europe. Et à l'étranger, sa victoire serait interprétée en ce sens.
GQ, 14 juin 2024
Le surlignage en caractères gras est de Pedrito
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire