Ce premier couplet de la chanson de Gilbert Bécaud illustre bien la
situation dans laquelle se trouvent les citoyens (nes)-électeurs
(trices) français (es) au lendemain de cette élection législative
ubuesque. La raison et la cohérence politiques ne sont pas au
rendez-vous.
Qui est parti : la république, la démocratie, le bon sens politique,
la raison et la cohérence politiques ? Au bout, reste des citoyens et
des citoyennes qui se sentent pour certains déconcertés, pour d’autres
trahis, et pour un nombre conséquent d’entre eux se sentent abandonnés
par la République. Tous sont stupéfaits et abasourdis devant le
spectacle lamentable que donnent les députés de tous bords que ce soit
ici pour se mettre d’accord sur un candidat potentiel à présenter au
président de la République pour tenir Matignon, qu’il s’agisse là des
unions de circonstance qui frisent la compromission intellectuelle pour
choisir le président de l’Assemblée nationale ou pour empêcher le
Rassemblement National d’obtenir une fonction administrative au sein de
l’Assemblée nationale alors que « l’extrême droite » représente un peu
plus de onze millions d’électeurs soit le quart[1] des électeurs de ce pays[2], plus précisément le RN recueille à lui seul un tiers de votes exprimés.
Sur les deux premiers points il n’y a pas lieu de s’alarmer outre
mesure car ce sont là des manœuvres habituelles du monde politique où il
faut bien s’acoquiner comme on le peut pour s’assurer de pouvoir
défendre correctement son programme. Mais comme le fait remarquer
Jean-Marie Denquin[3]
dans une interview publiée par Mediapart « la logique de la
IVe République a été reconstituée à l’intérieur de la cinquième. » Il
montre bien l’élection législative n’ayant pas permis de dégager une
vraie majorité les électeurs‑citoyens perdent la main sur le choix des
gouvernants au profit des députés. Sans majorité absolue pour soutenir
le président de la République, le régime est devenu un régime totalement
parlementaire où ce sont bien les parlementaires qui choisissent les
gouvernants. Le cas de figure qui se présente aujourd’hui donne une
Chambre divisée en trois tiers inégaux auxquels s’ajoutent quelques
groupuscules comme LIOT et le résidu de LR. Quand il n’y a pas un groupe
leader, l’organisation d’une assemblée se fait autour de la coalition
des groupes les plus au centre. Donc l’élection de Madame Yaël
Braun-Pivet n’est pas pour les analystes une surprise. Il n’en demeure
pas moins que ce choix, outre qu’il orientera le travail de l’Assemblée
nationale (et nous en avons eu un aperçu durant ces deux dernières
années), laisse insatisfaits et déçus un nombre considérable
d’électeurs. D’autant plus que le choix des titulaires pour les autres
fonctions à l’Assemblée nationale a relevé d’un processus tout à fait
identique. Mais, c’est là le jeu tout à fait normal dans ce type
d’organisation ; nous en avions seulement perdu l’habitude car depuis
1958 et l’avènement de la Ve République il y a toujours eu un groupe
majoritaire à l’Assemblée nationale ce qui évitait tous les débats au
relent de magouilles auxquels nous avons assisté.
Le spectacle le plus triste qui nous a été donné de voir durant ces
deux jours n’est pas tant ce que je viens de décrire que l’attitude
vulgaire, impolie et humiliante des députés de gauche qui refusaient de
serrer la main ou simplement de saluer l’assesseur au moment de déposer
leur bulletin dans l’urne au seul prétexte que celui-ci appartenait au
RN. Non seulement l’impolitesse s’adresse à l’assesseur, elle touche
aussi à travers lui l’ensemble des électeurs qui ont voté pour le RN.
Plutôt que ce cirque grotesque les députés de gauche, mais les
macronistes et ceux de droite aussi, devraient s’interroger sur ce
qu’ils n’ont pas fait qui a entraîné onze millions d’électeurs à voter
pour le RN dont les députés élus l’ont été démocratiquement.
On ne peut pas construire une politique pour le bien commun d’une
société simplement sur la base du dénigrement de l’AUTRE. Certes cette
façon de procéder correspond à un des stratagèmes décrits par
Schopenhauer dans « L’art d’avoir raison » : s’en prendre à l’adversaire
plutôt qu’au sujet de la discussion ; ce qui vaut pour un débat sur un
temps court ne peut pas conduire sur un temps long à une stratégie
constructive. La gauche a donné là un spectacle déplorable et pitoyable.
Peut-on se contenter de slogans comme celui-ci « Cet après-midi, les
@socialistesAN s’opposeront à ce que des députés d’extrême-droite
représentent notre institution en siégeant à son bureau ! » ?
Cette attitude est tout à fait dans la ligne de la conduite de gauche
au moment du deuxième tour de l’élection législative. Se désister aussi
massivement qu’elle l’a fait au seul prétexte que le diable RN ne
devait gagner aucun poste, non seulement relevait d’une stratégie
mortifère mais constituait, dans la mesure où elle faisait un pont d’or
aux macronistes, à la fois une trahison de « l’idéal de gauche » ainsi
qu’une trahison de ses électeurs. La gauche a cocufié ses électeurs en
se jetant dans les bras de la macronie.
Adrien Mathoux, rédacteur en chef politique à Marianne, rappelle :
« Il y a 66 ans, le général de Gaulle sifflait la fin du parlementarisme
à la française, en faisant approuver par référendum le passage à la Ve
République : terminé, le « régime des partis », l'Assemblée triomphante
et les petites combines d'appareil. Place au face-à-face entre le peuple
et ses représentants, à la démocratie plébiscitaire et à la prééminence
de l'exécutif. » Aujourd’hui, non seulement le parlementarisme refait
surface avec ses habits les plus laids, mais avec lui, alors que Macron
avait promis que nous sortirions du régime des partis, les partis sont
revenus en force avec l’aveuglement dû aux idéologies et à la dose de
soumission de leurs adhérents qui vont voter avec le petit doigt sur la
couture du pantalon, sans plus de réflexion. Heureux les électeurs de
gauche qui finalement n’ont été trahis que par eux-mêmes en obéissant à
la ligne directrice du parti suivant laquelle la seule solution aux maux
de la société serait d’empêcher le RN d’arriver au pouvoir. La gauche
hurle au déni de démocratie alors qu’elle a tout fait pour que revienne
cette forme de parlementarisme qui effectivement laisse peu de place à
un gouvernement du peuple par le peuple ; cela ne fera que rajouter et
aggraver « la crise de la représentation » qui exprime bien que le
peuple ne se sent plus représenté par les députés. Bien sûr, il faudrait
faire une analyse fine de chaque catégorie de la société car il est
évident que dans le bazar actuel certains trouvent leur compte. Ce sont
les plus vulnérables qui sont les plus malmenés et qui se sentent
délaissés. Ne nous étonnons pas si dans les mois ou les semaines qui
viennent resurgissait un mouvement de type « Gilets Jaunes ».
La gauche en acceptant autant de désistements au deuxième tour de
l’élection législative a fait montre d’allégeance totale à Emmanuel
Macron, et le parti socialiste en proposant Madame Laurence Tubiana
comme possible Premier ministre alors que sa proximité avec Emmanuel
Macron est de notoriété publique met un point d’orgue au processus
d’allégeance. Ne nous étonnons pas que cette situation montre à quel
point le parti socialiste est en quête à la fois de la notoriété qu’il a
perdue et de postes ministériels. Que reste-t-il de ce parti qui a
complètement trahi ses électeurs durant le quinquennat de François
Hollande[4],
qui n’a de socialiste que son nom, et qui supporte que se présente aux
élections sous sa bannière celui à qui les Français ont adressé un
vigoureux désaveu en 2016, l’empêchant de se présenter à sa propre
succession.
La démocratie n’est pas morte (pas encore) parce qu’elle est un
processus de construction de la société et que ce sont les citoyens qui
la font vivre ; tant qu’ils iront voter elle vivra au risque et au
rythme des « erreurs » qui peuvent commettre. Qu’ils s’aperçoivent de
l’ampleur de l’erreur qu’ils ont commise en écoutant les directives des
partis de gauche à cette élection législative, qu’ils mesurent la portée
de la trahison dont ils sont victimes (autant qu’acteurs) et, aux
prochaines élections, leur vote pourrait bien aller vers l’extrême qu’il
soit de droite ou de gauche. À moins, qu’ils ne préfèrent
l’insurrection ou la révolution.
[1]
43 328 508 personnes sont inscrites sur les listes électorales, le
quart est égal à 10 832 127. Le nombre de votants s’est établi à 28 867
759 et le nombre de suffrages exprimés est 27 279 713.
[2]
Les chiffres donnés par le ministère de l’Intérieur donnent 27 279 713
votes exprimés soit 63% des inscrits sur les listes électorales (66% de
votants ; que fait-on des 3% qui ont voté blanc ou nul ?) Là, le RN
obtient 32% des suffrages soit 8 744 080 votes, l’Union de la Gauche est
9 points au-dessous avec 23,14% des exprimés, et Ensemble n’atteint que
20%.
Le président Biden a cédé à la pression croissante pour se retirer de
la course présidentielle. Il l’a fait raison de préoccupations
généralisées concernant son évident déclin neurologique, se retirant et
soutenant son exact clone idéologique Kamala Harris. Apparemment, le
consensus était qu’il est trop dément pour se présenter à la présidence,
mais n’est pas trop dément pour être effectivement président pour les
six prochains mois.
Et bon, peu importe. Cela ne signifie rien et ne change rien, si ce
n’est peut-être diminue légèrement la probabilité qu’un gestionnaire
républicain de l’empire, investisse la Maison Blanche en janvier 2025.
Harris ce différencie de Biden uniquement par sa voix et son apparence,
mais elle a été une partisane enthousiaste des atrocités génocidaires de
Biden à Gaza au cours des neuf derniers mois et demi.
Harris, en supposant qu’elle remporte la nomination démocrate, fera
campagne sur la promesse de poursuivre l’incinération de Gaza par Biden,
de prolonger le soutien « inébranlable » de Biden à Israël, de
prolonger la guerre par procuration de Biden en Ukraine, de poursuivre
les escalades de Biden contre la Russie et la Chine, de poursuivre
l’expansion de la machine de guerre américaine par Biden, de poursuivre
la facilitation du capitalisme écocidaire par Biden, et de poursuivre
les politiques déshumanisantes de l’exploitation mondiale et de l’
‘extraction impérialiste de Biden. Si elle accède à la Maison Blanche,
le visage de l’opération changera, mais l’opération elle-même ne
changera pas.
Et la même chose sera vraie si Trump est élu. Tous les quelques
années, l’Empire américain organise ce petit festival étrange où il fait
semblant que le gouvernement change de mains et commence à maintenant à
fonctionner de manière significativement différente de ce qu’il faisait
auparavant. Mais ensuite, l’exploitation continue, l’injustice
continue, l’écocide continue, les guerres continuent, le militarisme
continue, l’impérialisme continue, l’endoctrinement de la propagande
continue, l’autoritarisme et l’oppression continuent.
Le comportement de l’empire n’est pas plus modifié en changeant de
président que ne l’est une entreprise en changeant de secrétaire à
l’accueil de son siège social.
On fera beaucoup de bruit sur la race et le genre de Kamala Harris.
Beaucoup sera fait autour de l’idée qu’elle n’est pas Donald Trump.
Beaucoup d’émotion entourera sa campagne. Et puis, qu’elle gagne ou
qu’elle perde, pas grand-chose ne changera. Vous ne pourrez pas dire en
regardant la machinerie de l’empire prenant ses fonctions en janvier que
cela va changer. Son comportement à elle restera le même.
Rien de réel ne se passe au niveau de la politique électorale en
Amérique. Les manifestations sont réelles. L’activisme est réel. Les
efforts pour lutter contre la machine de propagande impériale et
réveiller les gens de leur endoctrinement sont réels. Les efforts pour
susciter un véritable esprit révolutionnaire sont réels. Mais les
élections elles-mêmes sont un rituel performatif destiné à aider les
gens à se sentir bien, comme un sacrement religieux réalisé par un
prêtre.
Un monstre du génocide s’efface au profit d’un autre monstre du
génocide. Voilà toute l’histoire. C’est tout le commentaire et
l’attention que ce nouveau développement mérite.
Shakespeare appelé à la rescousse pour dire qu’un tel pouvoir ne peut que le pire…
Il y a dans le cœur de l’empire, aux Etats-Unis, la conscience aiguë
plus que dans les “élites” du caractère irréversible de la fin de leur
monde… De la proximité d’une guerre civile dans l’embrasement d’un monde
que leur hégémonie déserterait… l’ingratitude face à ce qu’ils estiment
avoir accompli et comme Biden le seul reproche pour défense. La
référence à Shakespeare, à la force de ses imprécations, n’est pas
seulement celle du plus grand en langue anglaise… Shakespeare n’est pas
la tragédie, la description du destin, la colère des dieux contre les
rois humains convaincus d’impiété et chassés de la cité… C’est le drame,
le monde des appétits marchands et du poids des intérêts (voir Timon
d’Athènes) l’apparition de la lutte des classes, et plus encore le drame
bourgeois celui de l’intimité familiale qui vient sur le devant de la
scène… (note et traduction de Danielle Bleitrach histoireetsociete)
Photographie de Drew Angerer / Getty
L’auto-retrait douloureux mais essentiel de Joe Biden de
la course à la présidence – une course qu’il a menée si fort et, à bien
des égards, d’une manière si distinguée – a certains relents d’une
tragédie shakespearienne. Le lien apparent est si évident qu’il
s’agissait déjà d’une comparaison prégnante avant même qu’il y ait une
probabilité, et encore moins une certitude, que Biden quitte la scène.
Le Times a été rempli de débats sur les chutes «
shakespeariennes », ses pages se sont glonflées de tirades de Jules
César et des jérémiades du roi Lear. En effet, il y a quelques semaines,
au Festival des idées d’Aspen, la chroniqueuse obsédée par Bard du
journal, Maureen Dowd, a demandé à deux éminents shakespeariens, Stephen
Greenblatt et Simon Schama, qui dans le canon Trump et Biden leur
rappelaient les héros de Shakespeare. Ni l’un ni l’autre n’ont pu
trouver d’analogie et ce de manière révélatrice, à ce moment-là, pour
le président – bien que, pour Trump, Schama ait choisi Dogberry, le
shérif clownesque avec la bande incompétente, dans « Beaucoup de bruit pour rien », bien qu’un Dogberry au cœur plus sombre.
Un analogie qui vient immédiatement à l’esprit à propos de Biden à ce
moment dramatique de sa vie et de celle de la nation est Jean de Gand,
dans « Richard II »,
le grand vieillard profondément patriote, mais retraité et déconnecté
de la réalité qui, sur son lit de mort, prononce un discours d’une
beauté incomparable à la gloire de l’Angleterre qu’il a connue et des
valeurs qu’il craint de ne pouvoir transmettre. « Cette terre, ce
royaume, cette Angleterre », chante-t-il, avertissant avec une
inquiétude désespérée que « l’émeute féroce et irréfléchie de ses
adversaires ne peut pas durer » – ce qui signifie, bien sûr, qu’il pense
que cela pourrait durer. Gand a de l’écho en raison de la profondeur du
patriotisme de Biden et de l’évidence, après le débat, de sa propre
retraite – du pathos de son dévouement à son pays et de l’impuissance
croissante de sa rhétorique, aussi profondément ressentis et justes que
soient les avertissements qu’il a donnés. Quiconque admire les
réalisations de Biden en tant que président – réelles, de grande portée
et toujours bien intentionnées, même lorsqu’elles sont sans doute
erronées – a dû éprouver de la douleur devant la démonstration pitoyable
et souvent exaspérante infligée par la perplexité de ces dernières
semaines. Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? Il a continué à exiger, en effet. J’ai
tenu mes promesses. J’ai atteint mes fins. J’ai été un roi bon et
honnête ! Se retourner contre moi et me poignarder dans le dos parce que
je me suis perdu dans un duel où un homme a menti en respirant – et
tout ce dont tout le monde parlait, c’était à quel point ma démarche
était instable (F.D.R. ne pouvait pas marcher du tout) et à quel point
ma voix était rauque (celle de Reagan était rauque aussi).
Mais, bien sûr, il était évident pour tous ceux qui admiraient Biden,
si ce n’était pas le cas pour le cercle de la cour autour de lui, que
sa chute était inéluctable. L’homme que nous avons vu dans le débat du mois dernier sur CNN n’était pas simplement un politicien vieillissant passant
« une mauvaise nuit » ; Biden était perdu et errait sur une lande de sa
propre conception, et les tentatives de ses partisans et de ses amis de
se rallier autour de lui rappelaient moins un personnage de Shakespeare
que le héros épique médiéval El Cid, qui est monté sur son cheval dans
l’espoir désespéré que le souvenir de son courage pourrait encore
suffire à effrayer l’ennemi.
Alors, oui, allons-y : de toutes les figures shakespeariennes que la
chute de Biden rappelle, c’est Lear. Lear dans son sens de la perte de
soi ; Lear dans son incapacité à comprendre, au moins au début, la
nature de sa chute précipitée ; et, oui, Lear dans la rage sauvage,
comme on l’oublie parfois, qu’il dirige vers sa situation. « Grondez
votre ventre ! Crachez, feu ! bec, pluie / Ni la pluie, ni le vent, ni
le tonnerre, ni le feu, ne sont mes filles. Alors laisse tomber / Ton
horrible plaisir : me voici, ton esclave, / Un pauvre vieillard infirme,
faible et méprisé ». C’était trop évidemment le ton émotionnel de Biden
ces dernières semaines. Lorsqu’il a annoncé à George Stephanopoulos, dans une interview destinée
à récupérer sa position, qu’il « ne fait pas seulement campagne » mais
qu’il « dirige le monde », la grandeur forcée du roi blessé n’était que
trop évidente. (Pour ses filles, lisez passim, ses anciennes partisanes,
avec Nancy Pelosi dans le rôle de Goneril, et Barack Obama dans celui
d’un Improbable Regan, une double trahison de la part de ceux en qui il
avait confiance.)
Mais le président se tient, ou s’assoit, par rapport à Lear avec cet
addendum important. Jusqu’à sa décision de se retirer pour un nouveau
candidat du Parti démocrate, Biden semblait résoudre une vieille
question littéraire : que se serait-il passé si le roi n’avait pas abandonné le trône ? Et cette réponse est claire ; cela aurait été encore pire que
ce qui s’est passé quand il l’a fait. Lear, rappelons-le, commence la
pièce en abandonnant sa charge en échange de la satisfaction des éloges
de ses enfants, qui tous le flattent ostensiblement – à l’exception de
Cordelia, la seule qui l’aime sincèrement, qui craint de paraître peu
sincère. La perte de son poste et la trahison de ses filles le laissent
bientôt seul et sans amis, à l’exception de son fidèle fou, dans une
tempête sauvage.
Avec Biden, cependant, contrairement à Lear sur la lande, enragé en
compagnie de son imbécile, nous étions là-bas sur la lande avec lui,
sous la pluie et balayés aussi. Le dernier chapitre de la campagne de
Biden n’a été ni agréable ni joli, la rage du président manquant de la
dignité de l’âge et du patriotisme instinctif du service dont il avait
fait preuve pendant si longtemps, le remplaçant par une pure frustration
et des échos d’un autre Joe Biden oublié. C’était le Biden que les
chroniqueurs considéraient depuis longtemps comme profondément
ambitieux, facilement frustré et, à sa manière, déjà indûment aigri par
la négligence de l’élite pour qui tant de choses, y compris l’élévation
politique, semblaient si faciles. Le Biden que Richard Ben Cramer a
dépeint dans « What It Takes »,
une chronique de la course présidentielle de 1988 – maladroit, aimable
et en colère – semblait inconfortablement réanimé. Chaque jour, nous
observions un homme qui aurait bien pu écarter les preuves de ce que son
soutien laissait surgir du cratère. Pendant des semaines, il y avait un
risque très réel de catastrophe civique, avec le violent brasier de
l’émeute susceptible de mettre le feu à tout le pays.
Aujourd’hui, Biden, tout comme Lear à la fin, semble avoir fait la
paix avec la nécessité d’accepter l’injustice pure et simple de sa
condition et de sa situation difficile, tout en cherchant du réconfort
dans les coins les plus sains de sa vie. Maintenant, sachant qu’il a
finalement pris la bonne décision pour le bien général, nous pouvons
regarder en arrière avec sympathie pour sa situation personnelle. C’est injuste
; il a fait du bon travail. L’injustice s’étend à la réalité que, si
Biden est vieux et frêle, son adversaire est, et a l’air, vieux et fou.
Réfléchir au discours de Trump à la Convention nationale républicaine,
c’est voir une véritable folie : une séquence décousue de griefs,
d’auto-référence et de flux de conscience non ancrés, offerte dans un
flux troublant d’images décousues, les oreilles saignantes reculant
vers Hannibal Lecter. L’ensemble ressemble moins au pauvre Lear qu’au
pauvre Tom, le fou de la lande que le déguisé Edgar imite. Qui donne quelque chose au pauvre Trump ?, a déclaré l’ex-président, en effet. Celui
que l’immonde démon a conduit à travers le feu et à travers les
flammes, et à travers le gué et le tourbillon, sur les marais et les
bourbiers… pour courir sa propre ombre pour un traître. Bénis tes cinq
esprits ! Trump a froid !
Biden, en comparaison, mérite d’être anobli, pas éjecté. Mais s’il y a
un thème qui traverse Shakespeare, c’est que la recherche de la justice
est presque toujours vouée à l’échec, et que le mieux que nous
puissions espérer est la perspicacité et la compassion. Et donc, injuste
ou non, l’acte de Biden est également essentiel – le bon travail qu’il
avait fait était terminé. Il a, contrairement à Lear, qui finit sa vie
au milieu d’une guerre civile, la gratitude de son pays, ou du moins
celle d’une partie de celui-ci qui n’est pas déjà désespérée.
La grande leçon du « Roi Lear » n’est pas qu’il est sage, ou
imprudent, d’abandonner le pouvoir, mais que le pouvoir est toujours un
baume insuffisant pour la condition humaine. Le point de vue de
Shakespeare est que nous ne devrions pas chercher de réconfort dans les
flatteries vides ni dans l’exercice de la fonction, mais dans la
présence de ceux qui se soucient vraiment de nous. Biden a tout ce qui,
comme le dit le pauvre Macbeth, qui ne l’a pas, « devrait accompagner la
vieillesse, / Comme l’honneur, l’amour, l’obéissance, les troupes
d’amis ».
Biden a connu de terribles pertes. Mais il a aussi l’amour de sa
famille et la gratitude de tant de citoyens qui le remercient non
seulement pour ses réalisations mais aussi pour avoir trouvé assez de
sagesse à la fin. ♦