3 QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS ' Blog de Tony ANDRÉANI Philosophe.
CE QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS (3 ° partie)
Quelques raisons des échecs du mouvement ouvrier
Vaste sujet, amplement débattu. Avec le recul, on peut entrevoir quelques unes de ces raisons.
La plus
évidente est que les ouvriers, privés de salaires, ne peuvent tenir
longtemps, malgré les caisses de solidarité, tandis que les possédants
peuvent attendre, et possèdent les leviers de l’appareil d’Etat (police
et armée), en même temps qu’ils peuvent stipendier des briseurs de
grève, voire des milices. La grève générale serait certes une arme
décisive, mais à condition de pouvoir l’organiser, et seulement si elle
pouvait durer et savoir vers quoi elle va.
La
deuxième raison est de nature intellectuelle. On ne peut pas attendre
des ouvriers, de la place où ils sont, une connaissance du système
global dont ils sont et restent le socle. Il leur faudrait pour cela
avoir du repos, des moyens à eux de s’informer, un niveau élevé de
connaissances à partager dans tous les domaines, du temps et du goût
(l’un n’allant pas sans l’autre) pour la lecture. La division du travail
manuel et du travail intellectuel va donc se retrouver nécessairement
dans leurs organisations, qui auront besoin de « permanents » bien
préparés, avec une connaissance suffisante des institutions en vigueur
et de l’état des forces en présence. Comme, aux marges du monde ouvrier,
il y a toujours des individus qui ne pensent qu’à se débrouiller et
donc certains se font même les mercenaires du patronat (le lumpen
prolétariat de Marx), la nécessité d’une organisation forte et
centralisée conduit a conduit à ce qu’on a appelé la constitution d’une
«aristocratie ouvrière » et à la prééminence d’une élite intellectuelle
armée de ressources théoriques. C’est, on le sait, ce qui a conduit
Lénine, dans son Que faire (1907), à l’affirmation de la
nécessité de « révolutionnaires professionnels » et d’un parti fortement
centralisé. De fait cela a permis une prise de pouvoir, dans la
conjoncture très particulière de la Russie et de la défaite militaire du
tsarisme, et sa conservation lors de la guerre civile qui a suivi, mais
ce sera au prix de la relégation des soviets à un rôle limité et
subalterne dans l’appareil d’Etat, puis de la soumission de la
population entière, Lénine une fois disparu, à un parti tout puissant.
Ici se pose une question que l’on ne peut éluder : comment les ouvriers
ont-ils pu adhérer au stalinisme ? Et la question est encore plus aigüe
dans un tout autre contexte : comme les ouvriers allemands, qui avaient
été les fers de lance d’une révolution avortée qui a mis à bas l’Empire,
ont-ils pu accepter ensuite, dans leur grande masse, le régime nazi,
malgré la résistance opposée par une partie d’entre eux ?
Des ouvriers complices du nazisme et du stalinisme ?
En fait
on ne peut pas savoir avec précision comment les ouvriers allemands se
sont comportés pendant la période nazie, puisque toute enquête y était
devenue impossible. Ce qu’on sait est qu’ils sont, dans leur majorité,
demeurés passifs, et ont même accepté que l’Etat nazi pille de la main
d’œuvre dans les pays occupés (7 millions de travailleurs), pour la
transformer en sous-prolétariat exploitable à merci, et mette en
esclavage toute une série de populations de déportés (slaves notamment),
quand il ne les exterminait pas. Les ouvriers seraient-ils devenus
complices par nationalisme exacerbé et par racisme foncier ?
C’est
difficile à croire, car, dans leur travail en temps ordinaire, les
ouvriers ne sont pas racistes, tout simplement parce que, à leurs postes
de travail, ils vivent la même condition que leurs collègues immigrés.
Quand ils s’en prennent à ces derniers, c’est parce qu’ils se sont vu
imposer par leurs patrons une concurrence déloyale, servant à rabaisser
leurs salaires et leurs conditions de travail, voire à menacer leur
emploi. Le documentaire, qui aborde la question, suggère que le racisme
des ouvriers allemands était pour eux un moyen de justifier leur statut
privilégié. Peut-être. Mais il faut replacer les choses dans leur
contexte. Le régime nazi (« national-socialiste ») leur a fait croire
qu’il allait les défendre face à leurs employeurs et à la ploutocratie
internationale. Et il a fait des gestes pour améliorer leurs conditions
de vie, leur promettant loisirs et avantages matériels (dont la voiture
du peuple, la fameuse Wolkswagen, pour tous). En second lieu les
ouvriers allemands avaient particulièrement souffert de la crise
économique générée par les réparations de guerre et la grande Récession
venue d’ailleurs. D’où leur attachement à la Grande nation allemande.
Mais quand même vient ici le soupçon : seraient-ils nationalistes par
nature ?
Ici
encore, c’est difficile à croire, mais il y a une raison à un
nationalisme qui leur sans cesse reproché par les élites. On sait en
effet que les ouvriers ont été nombreux à voter à droite dans les pays
occidentaux, qu’ils ont notamment, pour une partie d’entre eux, adhéré
au gaullisme, et que, aujourd’hui encore, ils ont des sympathies pour le
Rassemblement national. La raison semble assez claire : quand ils sont
malmenés par le patronat, surtout lorsque celui-ci est devenu apatride
(avec des multinationales sous contrôle étranger), et que le chômage
pèse lourdement sur eux, leurs seuls recours sont la nation et un Etat
dont ils croient qu’il pourra les défendre. En période de prospérité
l’extrême droite n’est pas leur tasse de thé.
Le
comportement des ouvriers soviétiques face au stalinisme est beaucoup
plus facile à comprendre. D’abord ils étaient valorisés par toute la
propagande officielle (et Staline savait leur parler, employer leurs
mots). Ensuite, il ne faut pas l’oublier, ils étaient choyés par le
régime. La hiérarchie des salaires était faible (et sera par la suite en
diminution constante), les ouvriers d’industrie (mineurs, métallos
etc.) gagnaient plus que des médecins ou des enseignants. Le mode de vie
était médiocre, mais assez communautaire pour être supporté (quant à
celui de la nomenklatura, il était discret). Ceci admis, on peut se
demander pourquoi ils ne sont pas mobilisés pour défendre le parti
communiste lorsqu’il a initié une réforme de grande ampleur (la
perestroïka) qui devait leur rendre du pouvoir dans des entreprises
libérées du joug de la bureaucratie (un air d’autogestion). Je pense
qu’ils n’y croyaient pas, habitués à un système où ils trouvaient malgré
tout des avantages (ce qui n’était pas le cas des couches
intellectuelles) : un travail sans grand intérêt certes (« nous faisons
semblant de travailler, ils font semblant de nous payer »), mais où ils
disposaient de réels contre-pouvoirs de fait. C’est dans ces conditions
qu’ils furent l’objet d’une immense duperie et se trouvèrent réduits à
une misère qu’ils n’avaient jamais connue dans le régime soviétique.
Dans les
deux cas du nazisme et du stalinisme il faut bien voir que les ouvriers
n’avaient plus la possibilité de s’organiser de manière autonome, ni
syndicale, ni politique, ni autre, si bien qu’on ne peut pas parler d’un
échec qui serait du à un manque foncier de volonté transformatrice.
Ce qu’une nouvelle révolution devrait apporter aux ouvriers
Je
voudrais conclure ces quelques réflexions, que m’a inspiré le
documentaire d’Arte, sur la manière dont une tout autre organisation du
travail pourrait et devrait transformer le travail des ouvriers et leur
donner toute leur place dans la société.
Il
faudrait non seulement revaloriser leurs salaires et améliorer leurs
conditions de travail à la mesure du rôle fondamental qu’ils continuent à
jouer dans l’économie, autrement dit les sortir d’une «condition
ouvrière » qui n’a rien d’enviable, mais encore s’attaquer à
l’aliénation qui pèse sur leur travail lui-même. A cet égard la
robotisation est en soi une bonne chose, puisqu’elle supprime des gestes
machiniques, qui ont permis d’accroître la productivité, mais qui sont
d’autant plus dévalorisants et humiliants qu’elle peut s’y substituer.
Actuellement ces robots, qui ne se fatiguent jamais et ne font jamais
grève, constituent une pression supplémentaire, car il faut aller
toujours plus vite pour suivre leur rythme. Mais ils réduisent
considérablement, sans la supprimer, la dépense de travail vivant, et
ouvrent la perspective d’une formidable réduction du temps de travail.
Ensuite, et par là aussi, une forte réduction de la division du travail
devient possible, qui serait bénéfique non seulement pour les ouvriers,
mais pour tous.
Le thème
n’est pas nouveau. On se souvient que, dans les années 1970, la révolte
des OS a remis en cause l’ordre tayloriste et fordien, à tel point que
le patronat a du y chercher une réponse (notamment celle, à l’époque,
des cercles de qualité), et que le gouvernement socialiste a fait voter
en 1982 les lois Auroux relatives au renforcement des institutions
représentatives du personnel et aux conditions d’hygiène et de sécurité,
ce qui ne représentait qu’une amélioration du droit du travail, mais ne
changeait rien à la nature de ce dernier. Par la suite ont fleuri les
initiatives managériales censées donner aux ouvriers initiative et
responsabilité, mais elles ont en fait servi surtout à les mettre
davantage en concurrence. La division du travail n’a été quelque peu
cassée que dans les coopératives (on se souvient ici du combat des Lip),
mais ces dernières sont restées dans les marges de l’économie.
Il y eut
bien une tentative historique pour surmonter, en partie du moins, la
division du travail ; ce fut en Chine, à l’époque de la révolution
culturelle, la constitution des comités révolutionnaires, qui
dirigeaient les usines et comportaient des représentants des ouvriers et
des cadres, tous élus (et, dans certains cas, de l’armée). Dans les
ateliers le plan de travail de la journée, les cadences, les
améliorations et innovations techniques étaient discutés ensemble. Les
primes, le salaire aux pièces et les bonis avaient disparu. Loin
d’entraîner une baisse de la production, cette organisation peut
expliquer que, malgré le maelstrom politique de la Révolution
culturelle, le taux de croissance de l’économie chinoise pendant cette
période soit resté élevé, au moins dans l’industrie. Mais le système
économique dans son ensemble se heurtait à des limites structurelles,
que je ne peux évoquer ici, et, avec le nouveau cours, on est revenu à
des formes d’organisation plus proches du capitalisme. Ce qui n’est pas
une raison pour ignorer ou oublier cette expérience historique.
La
continuité, la simplicité et la fragmentation des opérations ont permis
effectivement des gains de productivité, au sens strict du terme
(c’est-à-dire indépendamment de l’allongement du temps de travail et de
son intensification), mais ce fut au prix de la démotivation de
l’ouvrier, de la perte de son ingéniosité, et de la quasi disparition de
la coopération intersubjective. Par exemple les méthodes consistant à
filmer ses mouvements, en lui attachant des ampoules aux bras, à
chronométrer son geste et à mesurer sa dépense musculaire (évoquées
dans le documentaire) pour déterminer « l’acte utile » sont certainement
moins efficaces que le conseil de l’ouvrier vétéran ou de l’instructeur
du centre d’apprentissage, autrement dit l’information et
l’apprentissage mutuels.
Parmi
réduire les coûts de production, le capitalisme fait toujours son
tri parmi les méthodes de production : il choisit d’abord tout ce qui
sert à intensifier le travail et augmenter sa durée (une tendance qui se
renforce à nouveau de nos jours) et, parmi les sources de productivité,
il choisit celles qu’il peut contrôler et qui peuvent contrecarrer des
résistances ouvrières. Toutes les formes de collaboration
capital-travail, telles que la dite cogestion (qui n’en est pas vraiment
une) dans les grandes entreprises de certains pays de l’Europe du Nord,
n’y changent pas grand-chose, car l’organisation du travail y reste,
pour l’essentiel, ce qu’elle est. C’est en sortant du capitalisme pour
aller vers des entreprises « socialisées » fondées sur la démocratie
d’entreprise - sujet que je ne peux développer ici – que les ouvriers,
main dans la main avec les techniciens et ingénieurs, pourront sortir de
la malédiction du travail aliéné, donner toute leur mesure, et aussi
progresser normalement dans la hiérarchie. Quant aux cadres fortement
diplômés, ils verraient les choses tout autrement, y compris sur le plan
technique, s’ils passaient par exemple un jour par semaine à côté des
ouvriers dans l’atelier, au lieu d’y faire une simple visite lors de
leur prise de fonction.
Mais les
ouvriers ont aussi, je l’ai laissé entrevoir, bien d’autres choses à
apporter à une société qui voudrait maîtriser son destin, et que je ne
vois pas comment appeler mieux que socialiste. Je me contenterai de deux
orientations.
Cette
société, sans se priver des apports des technologies de pointe là où
elles sont vraiment utiles, privilégiera les « basses technologies »,
celles où l’on peut réduire la quantité et la complexité des matériaux
utilisés, celles qui permettent de réparer facilement outils et
machines, celles enfin grâce auxquelles on peut prolonger la durée de
vie des produits. Je prends un exemple : aujourd’hui les véhicules sont
bourrés de dispositifs électroniques - en attendant la voiture connectée
et autonome. Le mécanicien de l’entretien et de la réparation
automobile n’y comprend pas grand-chose, et se contente de remplacer le
boitier défaillant, fort onéreux, qui sera quasi impossible à recycler.
Cela détruit une grande partie de son travail expert, pour des bénéfices
pour l’utilisateur qui sont souvent minimes, tenant plus du gadget que
de la facilité ou de la sécurité de conduite (à la différence par
exemple du freinage ABS), et qui vont au détriment de l’environnement et
contribuent à l’épuisement des ressources naturelles (métaux rares).
Les ouvriers n’éprouvent aucune passion à construire, réparer ou
utiliser de tels véhicules, qui enchantent l’oligarchie. Or ce sont eux
qui ont raison. D’une manière générale la course folle du capitalisme,
sous le fouet de la concurrence, vers le must de la technique et du
confort raffiné est une impasse. Il faudra bien l’arrêter.
Et, en
voyant plus large, c’est l’ensemble des travaux dans la société qui
devra être remis sur ses pieds, c’est-à-dire sur les travaux
véritablement utiles, qui produisent de vraies valeurs d’usage, dont les
valeurs d’usage matérielles[6], par opposition à tous ces travaux « à la con » (les bullshit jobs
du sociologue David Graeber) que le capitalisme a multipliés, et qui le
sont de l’avis même de ceux qui les effectuent. Les ouvriers nous
aideront à dessiner ce monde de demain qui nous sauvera de l’actuel
désastre anthropologique.
Les
ouvriers ne sont pas obsédés par la richesse, le standing et les signes
de distinction. S’il arrive à l’un d’eux de remporter le gros lot au
Loto, il ne sait pas trop qu’en faire. Ils aiment plutôt, je l’ai dit,
un mode de vie digne, mais tempérant (auquel George Orwell ajoutait un
souci d’honnêteté, dans sa conception de la common decency), et
des loisirs conviviaux. Ce sont donc eux qu’il faudrait solliciter,
impliquer et suivre si l’on veut aller vers cette société de sobriété
qui sera seule compatible avec l’habitabilité de la planète.
[1] Je simplifie. Dans un ouvrage ancien (De la société à l’histoire,
Méridiens-Klincksieck, 1989, tome 1), je m’étais efforcé de développer
et d’affiner la théorie de la coopération chez Marx, qui lui servait à
montrer comment elle accroissait la productivité du travail vivant (cf.
mon annexe sur la coopération et le tableau de la page 642), Et j’avais
distingué plusieurs formes de coopération objective, celle reposant sur
les instruments du travail, mais aussi celles reposant sur l’objet et le
champ de travail. De fait l’usine n’est pas que des machines, elle est
aussi des postes de travail, et l’objet de travail peut y jouer un rôle
structurant, notamment dans les industries de process. Quant à la
coopération que j’appelais subjective (c’est-à-dire dépendant
directement de la force de travail), mais « factuelle », elle revêt
aussi plusieurs formes, la principale étant celle du travail fragmenté,
mais qui diffèrent foncièrement de la coopération intersubjective.
[2] Gérard Mendel, L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’actepouvoir, La Découverte, 1998.
[3] Louis Oury, Les prolos, Editions du Temps, 1973. L’ouvrage sera réédité 4 fois.
[4] Editions du Seuil, 1976.
[5] Je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre précité et à l’annexe qui y est consacrée à la question, p. 645-688.
[6]
Il est bon de rappeler ici que les ouvriers représentent encore, selon
l’INSEE, 20% de la population active dans ce pays fortement
désindustrialisé qu’est devenu la France.
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