jeudi 10 février 2022

 

Pour une séparation de McKinsey et de l’Etat

Par François Cocq

Il faut parfois des concours de circonstances pour que les vérités les plus crues trouvent un écho dans l’esprit du grand nombre. Ainsi de l’audition de responsables du cabinet de conseil McKinsey devant une commission d’enquête parlementaire au Sénat cette semaine. Celle-ci a tout particulièrement choqué parce que la prestation confiée à McKinsey visant à détricoter le service public d’éducation, pour un montant faramineux de 496.800 €, s’inscrivait dans un cycle Blanquer où le jet-setter ibizéen de la rue de Grenelle venait de livrer en pâture enfants, familles et enseignants au variant Omicron avec la morgue et le mépris pour tout protocole sanitaire. Pour autant, cette affaire ne révélait au final jamais que ce que l’on sait depuis le début du quinquennat : la collusion d’intérêts entre le pouvoir en place et des cabinets de conseil qui sont missionnés pour défaire l’existant et au passage s’en mettre plein les poches.

Car la forme n’est jamais que le fond qui remonte à la surface comme l’explicitait Victor Hugo : si on a ainsi vu un cadre dirigeant de McKinsey, émargeant certainement à 10 fois le salaire d’un enseignant, incapable d’aligner deux mots et n’ayant aucune connaissance du dossier pour lequel il était pourtant auditionné par une commission d’enquête parlementaire, cela traduit tout le dédain que ces cabinets et leurs commanditaires ont pour le service public et la représentation nationale. Ces gens là considèrent n’avoir de compte à rendre à personne. Pire, ils assument tant la vacuité de leur prestation (« réfléchir à des pistes de réflexion pour aider à l’organisation d’un séminaire ») que le contenu idéologique de celle-ci (« le marché de l’enseignant »).

McKinsey est un habitué des missions externalisées confiées par le gouvernement en place. En 2019, McKinsey a par exemple obtenu une prestation de 920 000 € pour la Caisse nationale d’assurance vieillesse visant à préparer une réforme des retraites qui n’eut finalement pas lieu. En janvier 2021, on apprenait que McKinsey accompagnait le ministère de la santé pour déployer la vaccination (qui souvenons-nous a débuté en France bien plus tard que partout ailleurs) pour 2 millions d'euros par mois ! Cette fois, c’est donc une prestation pour « réfléchir aux thèmes d’un séminaire sur le marché de l’enseignant ». Autrement dit pour inscrire le service public dans la logique de marché néolibérale qui met en concurrence d’abord établissements, puis enseignants, et au final élèves et familles.

McKinsey n’est certes pas isolé. Le recours aux cabinets de conseil s’est généralisé pour écrire des lois, distribuer les professions de foi électorales, commander des masques, organiser les campagnes de vaccination…D’une manière générale, cette externalisation se substitue à des compétences qui existent déjà en interne et vise ainsi à tarir le potentiel d’exécution des missions de service public. Les mêmes cabinets ont alors beau jeu d’être cooptés pour soit disant évaluer les services publics et proposer au contraire leur conversion néolibérale ou se substituer à leur savoir-faire. Les dépenses annuelles de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) en charge de faire appel à de tels cabinets de conseil sont «de l'ordre de 20 millions par an» indique à l'AFP le cabinet d’Amélie de Montchalin. Sauf que sur la période 2018-2020, les dépenses de conseil de l'ensemble des ministères se sont élevées à une moyenne annuelle de 140 millions d'euros. Le Covid a bon dos et la stratégie du choc néolibérale bat son plein ! La ministre a dès lors beau jeu de «reconnaître qu'un tel recours a parfois été trop systématique et mérite d'être encadré et réfléchi» et envisager que les dépenses des ministères auprès des cabinets baisseraient de 15% en 2022 : la logique elle-même du recours à ces cabinets n’est pas remise en cause, au contraire, elle est assumée : « Je ne verserai jamais dans le populisme qui consisterait à dire 'jamais, au grand jamais', l'État n'aurait besoin d'aller chercher une vision externe, d'aller chercher une compétence ponctuelle qu'il n'a pas» se défendait ainsi Amélie de Montchalin sur Europe 1.

La collusion d’état avec McKinsey est à ce point assumée qu’elle s’affiche désormais au grand jour. Ainsi, dès 2016, une dizaine de salariés de McKinsey ont participé aux groupes de travail pour le lancement d’En Marche comme le révélait Le Monde. Sitôt l’élection passée, les transfuges étaient légion, des membres de McKinsey devenant directeur adjoint du cabinet du secrétaire d'Etat au Numérique, ou chef du "pôle projets" de la République en Marche, ou encore directeur général de la République en Marche. Éric Labaye a même été nommé président de Polytechnique par Emmanuel Macron en août 2018. La consanguinité va bien sûr aussi dans l’autre sens : l'ancien patron des Jeunes avec Macron, Martin Bohmert, a rejoint le cabinet McKinsey en 2020, le fils de Laurent Fabius, le président du conseil constitutionnel, est lui directeur associé chez McKinsey. Quant au délégué général de la DITP, celle-là même qui organise le recours aux cabinets de conseil, il a été contraint de reconnaître devant le Sénat que son fils a été stagiaire chez McKinsey et y a obtenu une promesse d’embauche une fois ses études terminées!

L’omniprésence de McKinsey et de ses confrères dans la « gouvernance » de l’Etat est donc bien plus significative que le recours supposément ponctuels à leurs services que voudrait présenter la macronie. Il s’agit d’une ingérence organisée qui plus encore que dépouiller le bien public financièrement vise à le faire disparaître au profit d’intérêts privés. La démocratie ne s’exercera demain que par la reprise en main par les instruments de la décision populaire, et donc par le service public lui-même, des missions que la Nation lui a confiées. De ce point de vue, il est urgent d’opérer enfin la séparation de McKinsey (et de ses confrères) et de l’Etat.

François Cocq

NB : Les feuilles constituantes sont des contributions au débat constituant. Elles visent à susciter et éclairer la discussion sur des enjeux structurants pour le corps politique. A ce titre, elles n'engagent que leur auteur.

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