Une vérité monstrueuse
Dans la sectionLIRE
Au titre des livres à ne surtout pas rater voici d’Eric Vuillard, certes le travail d’archives exhume surtout certaines responsabilités de sommet, mais l’écriture peut respecter ce qu’énonçait Brecht : “L’avenir de l’humanité n’a d’intérêt que vu d’en bas.” Brecht
Christian Desmeules
Sous des phrases parfaitement polies, la réalité chez Éric Vuillard a toujours quelque chose de tranchant. Qu’il évoque la chute de l’Empire inca (Conquistadors, 2009), les débuts de l’empire colonial en Afrique (Congo, 2012), les soubresauts de la Révolution française (14 juillet, 2016) ou les premiers pas du « reality show » avec Buffalo Bill (Tristesse de la terre, 2014), l’effet est le même.
Dans ses récits toujours attentifs à la « vérité du temps », comme il l’écrit, l’écrivain français, né à Lyon en 1968, Prix Goncourt pour L’ordre du jour en 2017, avance comme un bulldozer, impassible, poussant les alluvions de crimes, de cadavres et de complicités laissés par l’Histoire.
Et chaque fois, dans ce style sobre mais tendu qui produit un effet de contraste saisissant, il y épingle une galerie de personnages réels dans lesquels on pourrait voir autant d’archétypes.
Avec Une sortie honorable, son onzième titre, Éric Vuillard examine, avec sa méticulosité coutumière et son intérêt à dévoiler les mécaniques de l’ombre, les circonstances de la sortie de la France de l’Indochine. Lointaine pièce d’un empire impérial qui comprenait ce qui deviendra le Vietnam, le Cambodge et le Laos, la France y faisait de bonnes affaires sous le couvert mensonger d’une « mission civilisatrice ».
Prenant acte des morts et des défaites, face à l’évidence d’une guerre qui s’annonce comme perdue, généraux, « capitaines » d’industrie et politiciens vont s’accrocher à l’espoir d’une « sortie honorable », avant de passer le relais aux États-Unis. Un processus qui s’est mué en débâcle après la bataille de Diên Biên Phu.
Depuis les inspecteurs coloniaux se penchant en 1928 sur les conditions de travail des ouvriers dans les plantations d’hévéa de Michelin — à la limite de l’esclavage — jusqu’aux derniers Occidentaux évacués par hélicoptère depuis le toit de l’ambassade américaine pendant la chute de Saigon, en passant par le général Jean de Lattre de Tassigny demandant dans son mauvais anglais des renforts militaires à la télévision américaine en 1951, l’écrivain revisite les archives.
Bien plus qu’au récit d’un épisode sans gloire de l’histoire coloniale française, Éric Vuillard nous convie à une analyse sans concession du pouvoir. Du pouvoir dans ce qu’il a parfois de plus trivial, fait de compromissions, de censure, d’abus de langage.
Il ne manque pas d’écharper au passage la vieille bourgeoisie française, composée de possédants, de satisfaits et de marionnettistes politiques, produits du drôle de « microclimat » d’un 16e arrondissement parisien aux tendances endogames.
Et si chacun de ses livres cherche à mettre au jour la « structure du monde », celui-là ne fait pas exception. « Et il faudrait pouvoir regarder tout ça au moins une fois, une seule fois, bien en face, écrit-il, toute la masse d’intérêts, de fils les reliant les uns aux autres, froissés, formant une pelote énorme, une gigantesque gueule, un formidable amas de titres, de propriétés et de nombres, comme un formidable amas de morts… »
Au terme de trente ans de combats, le bilan du côté de la France et des États-Unis s’élèvera à quatre cent mille morts. Du côté vietnamien, il faudra compter trois millions six cent mille morts, soit dix fois plus, à savoir autant de morts que de Français et d’Allemands tués durant la Première Guerre mondiale. C’est une part de la « vérité monstrueuse » qu’Éric Vuillard nous donne à voir.
Une sortie honorable
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire