Que se passe-t-il au Sri Lanka , par Jean-Pierre Page
samedi 16 juillet 2022
par Jean-Pierre Page blog ANC
Bonjour,
Je connais le Sri Lanka ou je vivais depuis 15 ans. Je l’ai quitté il y a
peu. Je viens de lire plusieurs textes parus dans la presse et sur les
réseaux sociaux sur la crise qui a lieu dans ce pays.
Faisant face à de nombreuses sollicitations quant à mon opinion, je n’ai
pu répondre à toutes. Je m’en excuse ! Je tente ici de donner quelques
élément pour l’appréciation de chacun et chacune.
Pour la grande majorité
des médias mainstream les commentaires sont marqués par l’ignorance
crasse, les mensonges, l’unilatéralisme et une hostilité à l’égard du
Sri Lanka qui n’est pas nouvelle. Elle frise souvent le racisme.
En d’autres termes, la presse nous rejoue "le fardeau de l’homme blanc" dont parlait R.Kipling. (The white men’s burden).
Généralement ces articles font l’impasse sur les enjeux
géopolitiques, la réalité du pays est méconnue, les causes liées aux
choix politiques économiques et sociaux sont ignorées mais par dessus
tout on évoque jamais l’implication directe des pays occidentaux au
premier rangs desquels l’impérialisme US qui depuis 30 ans entend faire
du Sri Lanka une plate-forme d’agression contre la Chine.
Cet objectif s’est pourtant exprimé à plusieurs reprises travers des
campagnes internationales de dénigrement contre le Sri Lanka, ses
dirigeants en particulier au sein de la Commission des droits de l’homme
de l’ONU à Genève.
La plupart des reportages dans la presse font fréquemment état d’informations erronées ou caricaturales comme par exemple ces jours-ci au sujet de "la fuite de Ranil Wrickremensighe". Ce dernier ex-premier ministre vient en fait d’être désigné comme nouveau Président du Sri Lanka avec le soutien de toute la classe politique Sri Lankaise (majorité et opposition) et avec l’appui des pays occidentaux , tout spécialement celui de l’Ambassade US.
Ranil est l’homme des intérêts US, plusieurs fois au pouvoir, il est un leader conservateur inamovible depuis près de cinquante ans, ultra libéral et membre actif du club très fermé de la Société du Mont Pèlerin (Hajek, Popper, Friedman).
Quant à Gotabaya Rajapakasa qui vient de démissionner il est le frère de l’ancien président, le charismatique Mahinda Rajapaksa. À ce stade, il est bon de rappeler que fin 2019, Gotabaya été porté au pouvoir par un soutien populaire d’une ampleur exceptionnelle, au point que Ranil lui même n’a pu être élu ni aucun membre de son parti UNP alors que quelques semaines auparavant ils étaient au pouvoir.
Au Parlement le nouvel exécutif a donc disposé d’une majorité de députés de plus des 2/3 y compris avec une participation de la gauche à son gouvernement (trotskiste, PC, nationalistes de gauche).
Or malgré de tels atouts, non seulement Gotabaya a trahit ses engagements, mais il a surtout cédé aux pressions de l’Inde et à celles des USA en particulier sur la mise en place des programmes SOFA, ACSA, MCC consistant à abandonner une grande partie des terres appartenant à l’état en faveur des groupes multinationaux et surtout d’intérêts militaires US leur permettant de créer les conditions d’une partition du pays en vu de le transformer en une vaste base militaire en forme de porte avions.
Certes, il faut savoir qu’avant l’élection présidentielle Gotabaya était aussi citoyen des États-Unis, tout comme son frère Basil ministre de l’économie. Le problème c’est que cette capitulation politique a fonctionné comme autant de pièges.
Elle a provoqué déception et mécontentement. Le gouvernement n’a pas
voulu mesuré les conséquences désastreuses d’une politique économique
tout orientée vers l’export et non sur le développement du marché
intérieur.
Dans ces conditions, la dette s’est creusée , la roupie a reculé,
l’effondrement du tourisme du à la crise pandémique et la chute
spectaculaire des rémittences des travailleurs sri lankais migrants en
particulier ceux exploités dans les pétromonarchies du Golfe ont eu des
effets dévastateurs sur les ressources du pays provoquant la hausse des
denrées de base, le non approvisionnement en pétrole et gaz, et
l’explosion des inégalités.
De cette situation trop longtemps ignorée est née une colère légitime des secteurs les plus défavorisés de la société. Elle a commencé à s’exprimer entre autre par des grèves massives dans le secteur public.
Par ailleurs et alors qu’il existait de larges possibilités d’avoir
de la part de la Russie mais aussi de l’Iran une contribution importante
pour suffire aux besoins d’énergie du pays, le gouvernement a refusé
cette aide
pourtant aux conditions financières très positives, afin de ne pas
mécontenter Washington et il s’est engagé dans une politique capitularde
vis-à-vis du FMI qui de son côté a annoncé qu’il conditionnerait sa
contribution à des contreparties politiques et sociales qui ne pourront
qu’aggraver plus encore la crise sociale et économique dans laquelle le
pays est plongé.
Dans ces circonstances, certaines forces politiques, les médias on fait monter l’exaspération populaire en la faisant se cristalliser, non sur les causes véritables mais sur la famille Rajapaksa, son incapacité, son népotisme.
Cela s’est manifesté particulièrement vis-à-vis de Mahinda Rajapaksa ,
l’ancien président connu pour ses positions anti impérialistes, son
soutien à Cuba, au Venezuela et à la cause palestinienne. Ce dernier,
toujours présent dans le pays continue à faire figure pour Washington d’
homme à abattre .
Précédemment, les différentes tentatives de "regime change made in USA"
ont toutes échouées à cause du soutien populaire dont Mahinda
bénéficiait et bénéficie encore.
Le rêve de certaines forces exprimés publiquement sont de lui
réserver le même sort qu’à M.Kafhafi ou Sadham Hussein. Là, sont parmi
les causes politiques essentielles auxquelles il faut ajouter la
corruption endémique de la classe politique dans son ensemble.
Enfin il faut aussi noter le rôle néfaste du JVP, cette organisation qui
se proclame marxiste léniniste et qui en réalité est pilotée et
financée depuis l’ambassade des États-Unis et US Aid.
Enfin la multiplication sur place des ONG soutenues par les
gouvernements occidentaux, le NED et la Fondation Soros très active au
Sri Lanka sont d’ autres aspects du problème Sri Lankais soulignant du
même coup l’enjeu stratégique qu’il représente .
On trouve donc là tous les ingrédients qui ont permis non pas une révolution et une prise de la Bastille mais une contre-révolution, un coup d’état en forme de révolution de couleur sur le modèle Maïdan.
Il est d’ailleurs significatif de souligner que la sous-secrétaire d’état US et interventionniste forcenée Victoria Nuland était en mission au Sri Lanka avant le début des évènements. Quant au mouvement populaire que l’on voit manifester à Colombo sa composition est très hétéroclite et autrement plus complexe que la photographie très simpliste que l’on en donne.
On y trouve pèle mêle l’élite locale (le triangle Passy/ Neuilly/Auteuil Sri Lankais) totalement acquise aux pays occidentaux (USA-Grande-Bretagne- Australie, Canada), les classes moyennes, les professions libérales en particulier l’ordre des avocats lié organiquement à l’ambassade US, les étudiants, une partie du lumpen, et les gangs criminels.
La contestation, y compris violente, s’est essentiellement exprimé
dans la capitale, souvent violemment y compris en vandalisant et
pillant une partie du patrimoine culturel d’un pays dont la civilisation
date de plus de 5000 ans.
Il n’y a pratiquement pas eu de manifestations dans le reste du pays ce
qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un mécontentement et une colère
réelle en particulier chez les paysans qui ont subit le désastre du
choix gouvernemental des engrais organiques au détriment des engrais
traditionnels, alors qu’en fait aucune préparation n’avait été faite en
amont pour se préparer à cet important changement de la vie agricole sri
lankaise.
Cette décision a provoqué la ruine de petits exploitants permettant ainsi toutes les manipulations possibles pour acquérir les titres de propriétés par différents groupes.
Quant à la référence dans la presse qui est faite au sujet de la 30 ans de guerre, au séparatisme et aux Tigres du LTTE, il est utile de rappeler que cette organisation fascisante et anti communiste dont l’objectif était la partition du pays , pratiquait un terrorisme aveugle, utilisant les enfants soldats et les handicapés comme kamikazes, massacrant l’opposition marxiste tamoule.
Il faut rappeler également que les pays occidentaux ont soutenu à bout de bras ce groupe qui aura tué plus de tamouls que nul autre. pendant un conflit qui a bouleversé le pays. L’objectif géopolitique de l’impérialisme à travers l’action de H.Clinton, B.Kouchner, D.Miliband étaient de s’accaparer avec l’aide du LTTE, de Trincomalee sur la côte est du Sri Lanka qui est le plus grand port en eau profonde de l’Asie pour l’usage de la 7e flotte des USA et comme position avancée contre la Chine.
Enfin s’agissant de la gauche : PC, LSSP (trotskyste, le Sri Lanka
est le seul pays ou une force trotskiste était encore récemment au
pouvoir), Gauche nationaliste sont hors jeu et dans l’incapacité
d’exprimer une analyse cohérente, un programme, une orientation, une
direction politique.
Seules quelques personnalités indépendantes mais isolées ont une vision
lucide des choses. Quant aux autres partis institutionnelles totalement
divisées, la chasse aux postes ministérielles est ouverte, et les
prochaines élections
ouvertes dans un contexte de confusion , de division, et de permanence aggravée des problèmes.
Loin de se résoudre, la crise ne peut que s’aggraver dans une situation de chaos et d’anarchie permettant aux États-Unis de faire avancer même provisoirement leurs intérêts stratégiques dans la région face à la montée de l’influence de la Chine.
Ceci me permet de préciser que l’argument qui consiste à prétendre
que la Chine serait responsable de l’endettement du Sri Lanka est un
mensonge éhonté. En fait cette dette représente moins de 10%, les 90%
restant étant ceux des pays occidentaux et de leurs institutions
financières.
Par contre et comme elle l’a toujours fait, la Chine qui a beaucoup
contribué au développement des infrastructures du Sri Lanka (Ports,
Aéroports, routes, etc..) va continuer à apporter et sans
conditionnalités son soutien politique, économique et financier au Sri
Lanka.
Dans ce contexte il est important de suivre la politique Indienne à
travers ces évènements, son attitude à l’égard de la Russie et son rôle
au sein des BRICS. Il en va de même après les changements au Pakistan
comme s’agissant des
pressions sur le Bengladesh qui l’ont fait céder en faveur d’un soutien
aux positions US, du Népal et des changements politiques qui viennent
d’intervenir en Australie sans que ceux là modifient la politique
agressive de ce pays vis-à-vis de la Chine.
L’ensemble de ces évolutions ne sauraient être isolées de celles qui
sont liées à la crise ukrainienne et au climat de russophobie et de
divagations antichinoises dans le quel nous baignons. Le nouvel ordre
mondial qui se met en place va se faire dans la douleur et les crises à
répétition.
On ne saurait sous-estimer les risques mais il serait aberrant de ne pas
voir dans ces contradictions, la recherche d’alternatives et
l’aspiration à une nouvelle architecture mondiale fondée sur le
multilatéralisme, la non ingérence,
la non intervention, le respect de la souveraineté....
C’est à dire tout à la fois la charte des Nations-Unies, les principes
de Bandung et ce que l’on retrouve dans cette formule de Xi Jiping en
faveur d’une "communauté de destin".
PS : pour ceux qui peuvent être intéressé, on peut se reporter aux nombreux articles que j’ai écrit ces dernières années sur le Sri Lanka dans la revue en ligne La Pensée libre comme sur Le Grand Soir comme à ceux de Tamara Kunanayakam.
Fraternellement,
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