mercredi 14 septembre 2022


GODARD EST MORT, pire que la mort, une légende…

D”ailleurs il a eu recours au suicide assisté… « Il n’était pas malade, il était simplement épuisé. Il avait donc pris la décision d’y mettre fin. C’était sa décision et il était important pour lui qu’elle soit connue. »

Godard est mort, qu’est-ce qu’on peut faire de ça? Pourquoi ne pas tenter de restituer – en vain – ce moment où notre génération s’interrogeait sur le Vietnam. C’était, le croirez-vous, le plus important! Godard s’il m’en souvient bien disait alors “ça me parait difficile de parler des bombes alors qu’on ne les reçoit pas sur la tête“. Il y a tant de gens pour feindre l’émotion, du très mauvais cinéma. Du très petit, petit écran… Alors laissons les images de ruine traverser le confort de nos appartements et l’une chassant l’autre, nous inviter à accepter la guerre du fond de nos fauteuils. .Jean-Luc Godard détestait la télévision. Un jour à propos des Malouines, il a dit à celle qui l’interviewait : “un jour vous irez jusqu’à nous faire vivre la guerre en direct“. Il était l’homme des émotions chaudes et des vérités froides, cela faisait partie de ses oppositions dialectiques comme son plaidoyer pour “des pensées vagues et des images précises”… pour être cinématographiquement politique…

Godard avait tenté de généraliser le Vietnam, d’en parler encore et toujours dans chaque film de cette époque. “Ce que je peux faire pour le Vietnam c’est laisser le Vietnam nous envahir et me rendre compte de la place qu’il occupe dans notre vie de tous les jours.” Godard se savait un bourgeois mais ce qu’il avait alors en commun avec l’ouvrier, du moins le croyait-il comme je l’ai longtemps cru, c’était le Vietnam comme métaphore de l’injustice qui les séparait.pas la guerre en direct comme Hollywood mais ce qu’elle nous révélait de nous.

Son ennemi, cette industrie de guerre avec ses machinations c’était Hollywood, l’empire américain régnant sur le cinéma, il fallait des Vietnam partout pour lui arracher cette domination et en tant qu’artiste faire cinématographiquement de la politique.

Dans l’histoire du cinéma, par la force de la rupture qu’il introduisait, il a été comparé à deux autres réalisateurs qui ont changé cet art à jamais – D. W. Griffith, avec « Birth of a Nation », en 1915, et Orson Welles, avec « Citizen Kane», en 1941. Contrairement à Griffith et Welles, qui se sont battus pour garder une place dans l’industrie cinématographique sans y parvenir, Godard est resté productif à la marge. C’est étrange mais alors que l’on accusait ses films de ne parler que de lui, il paraissait aspiré par son œuvre comme une sorte de portrait de Dorian Gray: il était devenu JLG, un oracle de plus en plus impersonnel et hyperréel. Il en est mort d’épuisement.

Dans alphaville il y a une prophétie : vous allez souffrir quelque chose de pire que la mort vous allez devenir une légende. C’est fait ! Depuis pas mal de temps quand la vieillesse conserve l’orgueil et alors n’a plus d’autre issue que la réclusion volontaire jusqu’au refus de rencontrer Agnès Varda parce qu’elle pratique le compromis, tente de rester aimable au lieu de leur dire leur fait. La vieillesse, ma vieillesse aussi parfois me fait songer à cette contradiction énoncée par Léopardi, celle entre le désenchantement lucide de la raison et l’exigence vitale du sens, que l’on poursuit comme l’écrivain italien et Godard en dépit du bon sens, une valeur qui n’a plus cours en 2022 mais pour renforcer la censure, pour éviter la logique des faits.. Ce que Gramsci résumait de cet aphorisme : le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté, on sait cela mais on tente de sauver les meubles, on se rejoue parfois médiocrement dans des débats sans contenu réel pour dire malgré tout, parce que ce serait trop bête tout ça pour rien…

Souvenez-vous de « Weekend » – de ce plan de suivi de dix minutes d’un embouteillage sur des kilomètres (en fait trois plans distincts, séparés par de brefs intertitres) – qui se termine par deux cartes de titre : la première se lit « Fin du film », la seconde « Fin du cinéma ».

Effectivement, on se survit un peu, à ce carambolage d’une révolution trahie… jusqu’au moment où on découvre que l’on rétrécit avec les autres accidentés, impossible d’avancer.

Lorsque Godard a terminé « Weekend », il a conseillé à son équipe de production de chercher du travail ailleurs. C’est ainsi qu’a commencé le retrait provocateur de Godard, d’abord de l’industrie cinématographique, puis de Paris. Il a poursuivi sa hautaine retraite…

Comment peut-on encore leur parler, il a inventé ce qui nous tue, les pancartes aphorismes ou le jeu de mot se substitue à la démonstration, à la complexité mais il l’a fait à la manière d’un cinéaste ou de Brecht, dans l’articulation de la mise en scène et du montage. Une manière sophistiquée : Il disait “mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur” Dans l’une de ses critiques sur “l’homme qui en savait trop” dans les Cahiers du cinéma, les cahiers jaunes de Bazin que je lisais avec passion, il explique que ce film d’Hitchkock a le scénario le plus invraisemblable et pourtant de ce fait le plus réaliste. Toujours cette contradiction entre la représentation, le signe et la réalité pour mieux la révéler politiquement, en favorisant l’intervention. L’une, expliquait-il, la mise en scène, prévoyait le film dans l’espace celui d’une course poursuite dans le monde de l’espionnage, l’autre, le montage intervenait sur le temps, en introduisant une mimique, une chanson, un chœur de cymbale, le questionnement d’un regard. Articuler montage et mise en scène c’est faire ressortir la passion sous la machination. Couper un mouvement d’appareil en quatre, c’est introduire du mordant, montage et mise en scène se répondent…

Cette leçon-là il avait réussi à nous la faire partager faute d’aller au Vietnam recevoir les bombes… puisqu’il n’a pas reçu le visa… sauf qu’il y a eu ce carambolage sur des kilomètres et des kilomètres de nos vies… Avec les communistes j’irai jusqu’à la mort mais pas au-delà… .

Nous étions si attentifs et si peu perpicaces… Il n’était pas seul, nous n’étions pas la génération de la solitude même si nous introduisions le caprice individualiste par pure légéreté de ne pas savoir ce qu’étaient les bombes… Cette réflexion sur comment mettre le Vietnam au cœur de nos vie, il la mène aux côtés de Joris Ivens, d’Alain Resnais, de Chris Marker, Agnès Varda et Wiliam Klein qui l’a précédé de deux jours dans la mort et il invente l’exposé du questionnement intérieur. Et il se fait taxer de narcissisme. Seuls les critiques communistes le défendent alors qu’il dénonce l’URSS révisionniste et coupable de tiédeur selon lui et ses amis dans le soutien au Vietnam, tiédeur tu parles, tout a changé et pas en bien après la chute… Mais nous étions ainsi…

Aragon voyait en lui le Cézanne des temps modernes… Et Aragon savait reconnaitre l’avant-garde, celle qui fait dérailler le conformisme, le politiquement correct de la littérature comme de la cinématographie… et le voici la proie de trafiquants de révolutionnaires politiquement corrects… Godard largue les amarres, y compris avec ce cinéma que nous avons tant aimé, celui qu’Hollywood déverse avec les accord Blum Byrns contre lesquels le parti communiste se bat avec succès en défendant le cinéma français mais aussi la création mondiale autre qu’américaine, le droit des peuples à disposer de leur image, de leur fiction comme plus haute expression de la réalité en mouvement. C’est un phénomène mondial, l’indien Satyajit Ray, par exemple, mais chez la plupart de ces cinéastes on retrouve dans les années soixante ces expérimentations de forme que Godard initie, pour mieux dire leur société mais aussi la dénonciation du passage à Hollywood où on les dépouille de leurs scénarios, appropriés par les majors pour créer E.T. avec la complicité d’un Truffaut.. Alors avec la défaite, celle des festivals qui deviennent le dernier salon de l’armement des valeurs occidentales, du marché du cinéma, il y a eu la réclusion volontaire, tout à coup je pense à cet autre Suisse que la vague vient d’emporter Alain Tanner.

Godard a proclamé cet internationalisation de la lutte en tant que cinéaste, toujours à la veille de 1968, à la cinémathèque d’Alger: “je mets à distance le cinéma qui m’a formé, trente ans de cinéma américain”… Et même quand il aura renoncé à la révolution, il ne reviendra pas en arrière sur cette rupture qui le place aux antipodes du besogneux Truffaut, Godard, aussi orgueilleux que le Dieu d’Israël lui reprochera Fritz Lang… Mais dieu que j’ai partagé leur mépris et ils se comprenaient si bien.

Comment vous dire cette époque incroyable mai 68 n’est pas né de rien : un fait : Il y a une grande usine en Grève, la Rhodiaceta. Les salaires sont plutôt plus élevés que la moyenne, mais les conditions de travail sont difficiles. L’année 1967 débute par une période de réduction de la production, conséquence inévitable de l’ouverture du Marché commun, selon la direction, qui décide, pour diminuer les coûts fixes, de compter les jours chômés comme jours de congé, et qui annonce un plan de licenciement. Cela va déclencher une formidable grève et Godard présente son film ( Loin du Vietnam) à Besançon en hommage au Vietnam mais aussi aux grévistes, la salle est bondée d’ouvriers: “les Vietnamiens se battent pour nous et les grévistes se battent avec eux”. C’est la ligne de Godard, même si c’est Chris Marker qui fera le documentaire “A bientôt j’espère” diffusé le 5 mars 1968, l’ORTF, télévision nationale, sur la grève soutenue, du 25 février au 24 mars de l’année précédente, par jusqu’à la totalité des trois mille ouvriers et ouvrières de l’usine de Besançon. Ce film contribue à faire connaître, peu avant les événements de Mai 68, une entreprise où, à partir donc de Besançon, les mouvements de contestation et de revendication sont très vite suivis dans les quatre autres usines, à Lyon-Vaise, Vénissieux et Saint-Fons et au Péage-du-Roussillon. Le film de Godard est présenté au TNP, il y a 3000 spectateurs, mais quand il sera diffusé commercialement le groupe d’extrême-droite Occident qui a formé un commando “antiVietnam” saccage la salle et menace de déposer des bombes. Le film est retiré au bout de quinze jours.

Aragon en le décrivant comme un Cézanne a bien compris sa solitude et les voies qu’il traçait. Le paradoxe de son avancée était qu’elle plongeait ses racines dans le muet, le temps des brumes et des fantômes comme aujourd’hui dont on ignore encore ce qui devrait émerger.

 


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