Savez-vous ce qui est également mort à Gaza ?
Nous savons depuis Hegel que le processus historique est dialectique. Pour lui, l’Histoire évolue selon un mouvement dialectique (la chose et son contraire) et une suite de contradictions (c’est-à-dire à travers des crises et des luttes). Il a élaboré un système dans lequel le réel doit être conçu à la fois dans sa diversité et dans son unité. À ses yeux, le réel est à la fois contradictoire et surtout compréhensible, ce qui a pour effet de le rendre rationnel. Ce petit détour par le grand philosophe allemand pour dire que la compréhension du mouvement historique occidental commencé au XVe siècle impose d’appréhender ce processus dans ses contradictions.
Une domination de cinq siècles
À la fin du XVe siècle, l’Europe s’est lancée à la conquête du monde dans le cadre de ce que l’on a appelé la « deuxième mondialisation » après celle de l’antiquité romaine. Pendant que la civilisation chinoise qui disposait pourtant de bases matérielles plus importantes, et dont les flottes parcouraient les mers, décidait de se refermer et de se contenter d’être l’Empire du Milieu. Pendant trois siècles, les Européens sillonnèrent les mers du globe et s’implantèrent massivement dans le Nouveau Monde débarrassé de ses habitants par la conquête, le génocide et les germes. Au XIXe siècle ce fut l’avènement du fameux triptyque décrit par Éric Hobsbwam. Avec la révolution industrielle (l’ère du Capital) et son accouchement faisant subir aux populations de l’Europe et du Nouveau Monde une énorme violence sociale. Puis la colonisation occidentale sur l’ensemble de la planète avec son cortège de violences et ses contradictions (l’ère des empires). Et enfin la mise en place des structures politiques en Occident dont nous continuons aujourd’hui à faire usage (l’ère des révolutions). Ce fut la troisième mondialisation qui vit des migrations considérables, l’Europe déversant sur le monde ses populations excédentaires.
Le « court XXe siècle », commencé le 1er août 1914 pour se terminer le 8 novembre 1989 fut le théâtre de deux guerres mondiales mettant la planète à feu et à sang et d’une guerre froide qui nous fit frôler plusieurs fois la catastrophe nucléaire. Depuis la fin du XIXe, une fois réglé son problème interne avec la guerre de Sécession, les États-Unis d’Amérique ont mis en œuvre une stratégie claire, celle de la conquête de l’hégémonie sur l’ensemble occidental, devant déboucher sur la conduite des affaires du monde. La dislocation de l’URSS fut considérée par les États-Unis comme la victoire qui leur était due et signifiait la fin de l’Histoire avec la consécration définitive de la domination occidentale sur le monde, sous conduite américaine. Cette conviction explique les actes de piraterie internationale que les USA ont multipliés depuis 30 ans sans qu’aucune de ces violations du droit ne subisse ou n’encoure la moindre sanction. Cette courte description d’un processus de cinq siècles permet de voir qu’il a apporté avec la création d’énormes richesses, et d’incontestables progrès dont une partie significative de l’humanité a profité. Mais elle dévoile aussi l’autre face de cette domination, à base de violences souvent génocidaires et terrifiantes. Cette face sombre est consubstantielle à la domination occidentale, même si l’Histoire toujours écrite par les vainqueurs fait tout pour l’estomper. Faisant disparaître ou minimisant des atrocités pourtant avérées. On ne prendra qu’un seul exemple, qui pourra apparaître secondaire par rapport à d’autres grands massacres, celui de grandes famines délibérément organisées ou aggravées par les pays occidentaux. La guerre en Ukraine a permis de réactiver la thèse d’un « Holodomor » voulu par Staline pour affamer la population ukrainienne au début des années 30. Notre propos n’est pas ici d’en discuter mais de constater la passion des échanges contradictoires à ce sujet, alors que personne ne se souvient de celle organisée par Churchill au Bengale en 1943 et qui fit plus de 3 millions de morts, ou celle qui a frappé le peuple irlandais au XIXe siècle sous les yeux de dirigeants britanniques ravis. Ou indifférents à celles qui se produisaient en Chine en conséquence des guerres coloniales que la Grande-Bretagne et la France y menaient.
Réduire la domination occidentale exclusivement au malheur apporté à une partie de l’humanité ne serait pas sérieux. La dialectique, encore et toujours nous permet de mesurer à quel point cela pût être contradictoire. Comme le démontre l’abolition de l’esclavage. L’Occident avec la traite atlantique, a pratiqué massivement celui-ci, y compris dans une période récente puisque cette pratique a perduré aux États-Unis jusqu’en 1864. Eh bien ce sont dans les sociétés occidentales elle-même qu’ont été mené, souvent avec acharnement, les combats de l’abolition, qui ont pu mettre fin à cette pratique atroce. Le monde musulman, quant à lui n’a jamais fait ce travail.
Israël 52e État américain ?
L’État d’Israël démontre jour après jour qu’il n’est qu’un bout d’Occident au cœur du monde arabe et musulman. Installé par la force, il se comporte au moins depuis 1967 comme un état colonial de peuplement classique. Avec ce paradoxe historique étonnant que sa création s’est produite à contre cycle au moment où dans la dynamique créée par la victoire de l’Armée Rouge à Berlin, la colonisation occidentale du XIXe siècle était démantelée. Tous ceux qui, comme les Vietnamiens et les Algériens, furent contraints d’user de la violence pour se libérer payèrent un lourd tribut. Bénéficiant depuis sa création d’un soutien sans faille des pays occidentaux et d’abord du plus puissant d’entre eux, refusant l’application du droit international, promulguant en interne des lois d’apartheid, Israël a pu poursuivre son projet d’installation d’un État qualifié par ses partisans de « Grand Israël ». Ceux- là le veulent débarrassé de sa population palestinienne ancienne grâce à une épuration ethnique méthodique, ne conservant qu’une partie minoritaire de celle-ci, enfermée dans un statut second. Ils envoient au pouvoir depuis plus de 20 ans les représentants de courants messianiques incontestablement d’extrême droite pour ne pas dire néofascistes. C’est dans ce contexte qu’est intervenu « le moment 7 octobre », c’est-à-dire une attaque terroriste surprise qui a provoqué panique et colère dans la population israélienne mais aussi dans la communauté juive internationale. Deux courants israéliens se sont alors rejoints dans la volonté de mise en place d’un massacre de civils palestiniens avec la qualification usurpée de « défense légitime ». D’abord ceux qui dirigent cet état et qui ont vu dans la riposte un effet d’aubaine permettant de poursuivre la marche vers l’éradication du peuple palestinien de sa terre natale. Ensuite ceux qui ont ressenti l’attaque du Hamas comme un danger existentiel pour leur pays. Les deux courants sont d’accord pour que soit menée avec la plus grande violence une vengeance et une punition collective contre l’ensemble la population palestinienne. Car il ne faut pas oublier qu’au massacre de Gaza répond un autre à bas bruit en Cisjordanie, mené par l’armée israélienne et les colons. Et depuis bientôt trois mois se déroule une tuerie, dont l’absence d’utilité militaire au regard de l’objectif de la destruction du Hamas, saute aux yeux. Terrible spectacle que ce massacre ou un tiers des victimes de bombardements aveugles sont des enfants en application de la ligne d’Isaac Herzog, le président d’Israël, disant la phrase effarante selon laquelle : « il n’y a pas de civils innocents à Gaza ». Aux bombes et aux obus fournis par les Américains qui tuent les enfants de Gaza, le gouvernement israélien ajoute un blocus alimentaire, sanitaire et énergétique qui établit lui aussi des stratégies génocidaires délibérées et renvoie à de terribles précédents.
Vidéos après vidéos, photo après photo, témoignages après témoignages, le tout se déroule en temps réel sous les yeux d’un monde globalisé. Ponctué en France par les acclamations des fanatiques qui peuplent plateaux et réseaux et qui depuis le début hurlent à la vengeance.
L’historienne Sophie Bessis avait publié il y a 20 ans un livre intitulé : « l’Occident et les autres » dans lequel elle analysait la façon dont l’Occident dominait le monde depuis le XVe siècle : « l’Occident gouverne le monde depuis si longtemps que sa suprématie lui paraît naturelle. Elle est à ce point constitutive de son identité collective qu’on peut parler d’une véritable culture, sur laquelle les Occidentaux continuent de construire leurs rapports avec l’Autre : rien ne semble ébranler durablement la conviction qu’ils ont de leur supériorité. »
Le problème désormais, est que le reste du monde, la majorité mondiale, ne l’acceptera plus. Ou plutôt n’acceptera plus les expressions de ce sentiment de supériorité. L’accélération de l’Histoire déclenchée en février 2022, en était une démonstration. Ce qui se passe Palestine, les horreurs que Nétanyahou s’autorise, le soutien sans faille qu’il obtient pour le faire de Joë Biden, fracasse les derniers lambeaux d’autorité morale dont l’Occident essayait de se parer. Comme le disent aux quatre coins du monde, y compris dans les pays occidentaux, ceux qui s’opposent à ce que fait Israël à Gaza : « savez-vous ce qui est également mort à Gaza ? Le mythe de l’humanité et de la démocratie occidentale ». Bon courage désormais aux professeurs de morale occidentale.
Pendant ses cinq siècles de domination, l’Occident avait été capable du pire comme du meilleur. Mais le massacre de Gaza conduit par Israël et les États-Unis n’est maintenant que l’expression du pire de l’Occident, sans la moindre contrepartie. Agiter le chiffon rouge de la guerre de civilisation ne marche plus. Et puis, s’imaginer que la nôtre, celle qui massacre les enfants à Gaza sera préférée, relève d’une singulière illusion.
Nous avions commencé ce texte en rappelant la dialectique de l’Histoire. La contradiction, à laquelle est confrontée aujourd’hui l’hégémonie américaine en mode empire romain devenu fou, serait-elle celle de sa dislocation ?
Et qu’en est-il de l’avenir de son excroissance israélienne, perdue dans l’impasse de sa violence messianique?
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