Entretien avec Sarah Durocher : « Le RN assigne les femmes blanches à la maison et exclut les autres »
Les féministes sont en alerte. Une large coalition d’associations appelait à des rassemblements ce dimanche 23 juin contre le Rassemblement national (RN), qui constitue une menace grave pour les droits des femmes et des minorités sexuelles et minorités de genre.
Malgré la normalisation apparente de ce parti et sa progression dans l’électorat féminin, les fondamentaux natalistes et racistes de son programme restent les mêmes. Très inquiète d’une possible arrivée du RN au pouvoir, la présidente du Planning familial Sarah Durocher revient sur la désinformation et l’instrumentalisation des discours féministes qui le caractérisent.
Quelle est votre réaction à la situation actuelle ?
Sarah Durocher : Je voudrais commencer par rappeler une chose : le résultat des élections européennes, qui est rapidement passé à la trappe, est catastrophique. Avec plus de 30 % de voix pour le RN, nous avons une grande inquiétude pour l’avenir des débats et des votes au Parlement européen, en particulier sur les enjeux féministes.
Ces inquiétudes ont redoublé à l’annonce de la dissolution. Nous nous sommes rapidement rassemblées, avec d’autres associations féministes – dont la Fondation des femmes, le Collectif national pour les droits des femmes, etc. – et avons lancé le mot d’ordre « Alertes féministes », inspiré de celui d’Alerta feminista utilisé en Amérique du Sud. 175 associations sont aujourd’hui signataires de ce texte, et des manifestations sont prévues ce dimanche partout en France.
Pensez-vous que le Planning familial soit menacé en cas de victoire du RN
S. D. : Le Planning familial est très inquiet pour la poursuite de ses activités. Le weekend dernier, notre conseil d’administration a décidé d’appeler à voter pour le Nouveau Front populaire dans les urnes. C’est rare, même si nous avions déjà appelé à voter contre l’extrême droite ou pour un candidat par le passé. Cette fois, c’est pour un projet. C’est une question de survie.
Depuis cette annonce, nous recevons énormément de menaces et le cyberharcèlement que nous subissons sur les réseaux sociaux a augmenté en intensité. Les partisans du RN appellent à bloquer nos financements.
Ils font beaucoup de désinformation en prétendant, par exemple, que nous n’avons pas le droit d’appeler à voter pour un projet lorsqu’on est une association financée par des subventions publiques, ce qui est faux. Ou que nous prônons l’excision, ce qui évidemment est tout aussi faux. Nous sommes traitées de « wokistes » et d’antisémites.
Le 17 juin dernier, le président du RN Jordan Bardella a publié sur les réseaux sociaux une vidéo dans laquelle il s’adresse aux « femmes de France » en leur demandant de voter pour lui. Comment avez-vous réagi ?
S. D. : On aurait préféré que ce soit le Nouveau Front populaire qui fasse une vidéo ! Jordan Bardella est intelligent politiquement. Il a compris que l’électorat féminin existe et doit être conquis. En 2019, 15 % des votantes avaient opté pour le RN. Aujourd’hui, c’est 32 %. On peut faire l’hypothèse que cette progression chez les femmes se nourrit de la détérioration des services publics, comme l’école notamment.
Face à cela, nous attendons une réaction de la gauche : quand va-t-elle s’adresser aux femmes et affirmer haut et fort qu’elle défend leurs droits ? En Pologne, c’est le vote des femmes qui a permis d’en finir avec le PiS [parti nationaliste et ultraconservateur, NDLR] aux dernières élections législatives, en octobre : elles ont voté à 57 % pour le camp démocrate, et à 36 % pour le PiS.
Dans cette vidéo, Jordan Bardella cite plusieurs mesures favorables aux droits des femmes, comme « des avancées sur l’endométriose », « la prise en charge des traitements liés au cancer du sein », etc. Que répondez-vous ?
S. D. : Là encore, Jordan Bardella se montre très habile. Il reprend le vocabulaire des féministes, en parlant du « droit à disposer de son corps ». Il instrumentalise nos luttes, et s’en sert à des fins xénophobes, pour désigner comme boucs émissaires les étrangers et les immigrés.
A l’entendre, ce serait presque grâce à Marine Le Pen que le droit à l’avortement a été constitutionnalisé ! Or le parti n’a pas donné de consigne de vote sur ce texte. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas un sujet pour lui. La moitié des députés RN se sont abstenus ou ont voté contre.
Par ailleurs, les prises de position qu’il affiche dans cette vidéo sont très consensuelles : personne n’est pour une mauvaise prise en charge de l’endométriose ou des traitements liés au cancer du sein. Il ne dit en revanche rien des sujets que portent les associations féministes, tels que les moyens alloués aux droits sexuels et reproductifs ou l’accès à l’avortement. L’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle ou les droits des personnes LGBTQIA+ sont tout aussi absents de son discours.
De plus, le RN aborde les droits des femmes selon un axe bien particulier : il n’est question que des « femmes de France ». Les violences sexistes et sexuelles ne sont traitées que par le prisme sécuritaire, avec beaucoup de désinformation autour de l’idée que les femmes seraient violées par des personnes migrantes. Or, on le sait, les violences, notamment les viols et tentatives de viols, sont d’abord le fait de l’entourage proche.
Le parti ne risque pas de sitôt de changer de logiciel pour une raison simple : il veut des bébés blancs. Il promeut donc en réalité une politique familialiste et nataliste, qui assigne les femmes blanches à la maison et à la reproduction, et exclut autant que possible les autres des aides sociales.
Lorsqu’il est au pouvoir, que vote le RN ?
S. D. : C’est effectivement une autre façon de prendre la mesure de la désinformation orchestrée par ce parti, sur les droits des femmes comme sur le reste. Que ce soit au Parlement français ou au Parlement européen, le RN a constamment démontré qu’il ne défendait pas les droits des femmes, comme l’a rappelé la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles dans un fil sur X.
Sur l’avortement, outre les abstentions et votes contre la constitutionnalisation de l’IVG en France, les eurodéputés RN se sont opposés à une résolution visant à condamner l’interdiction quasi-totale de l’avortement en Pologne en 2020.
A l’Assemblée nationale, les députés RN présents (2 sur 8) ont aussi voté contre l’allongement du délai de l’avortement de 12 à 14 semaines d’aménorrhée en février 2022, et contre l’extension de la PMA aux couples lesbiens et aux femmes seules en 2021.
La même année, au Parlement européen, les eurodéputés RN ont voté contre un salaire minimum européen fondé sur un « niveau de vie décent » pour chaque Etat membre, une mesure qui aurait concerné en majorité des femmes, surreprésentées dans les bas et très bas salaires. En 2023, ils se sont abstenus sur la directive européenne sur la transparence et l’égalité des rémunérations entre femmes et hommes pour un travail de valeur égale.
En 2018, 5 des 6 députés RN se sont abstenus lors du vote de la loi Schiappa sur la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. En 2019, les eurodéputés RN ont voté contre l’adoption par le Parlement européen de la Convention d’Istanbul sur la prévention de la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. En 2021, ils ont voté contre une résolution prévoyant des formations contre le harcèlement sexuel dans les institutions de l’Union européenne. Et l’on pourrait continuer ainsi longtemps.
Il se peut que le RN, au soir du 7 juillet, ne dispose que d’une majorité relative, selon les projections actuelles. Cela changerait-il quelque chose ?
S. D. : Même avec une majorité relative, il y a de quoi s’inquiéter sérieusement. Avec 200 parlementaires RN plus les députés LR, eux aussi opposés aux droits des femmes et des minorités de genre, la situation serait extrêmement compliquée. La nouvelle Assemblée pourrait par exemple reprendre la proposition de loi adoptée fin mai sur les mineurs trans qui, dans l’ancienne Assemblée, n’avait pratiquement aucune chance de passer.
Ce n’est pas parce que nous sommes le pays des Lumières que l’extrême droite française serait particulièrement éclairée : dans tous les pays où elle est arrivée au pouvoir, l’extrême droite s’est attaquée aux droits sexuels et reproductifs, à la contraception, la contraception d’urgence et l’avortement, en menant une politique nataliste. Il n’y a aucune raison de penser que le RN ferait exception.
En Pologne, la restriction du droit à l’avortement s’est faite en quatre mois. Les Polonaises ne pensaient pas que cela pourrait se produire. Les financements des associations féministes ont été coupés et les militantes, criminalisées, ont été poursuivies en justice.
Si la constitutionnalisation de l’IVG nous protège contre une telle remise en cause du droit à l’avortement, il sera en revanche facile de restreindre son accès en coupant les budgets de la santé, et de restreindre l’information sur le sujet, en coupant les financements du Planning familial.
Et puis le RN au pouvoir, cela signifie le RN dans la rue. On l’a vu juste après les élections européennes : un homme gay a été passé à tabac par quatre militants RN dont un a déclaré, en garde à vue : « Vivement dans trois semaines, on pourra casser du pédé autant qu’on veut »
C’est, de façon primordiale, la sécurité physique et tout simplement la vie de millions de personnes qui sont en jeu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire