MARX, L’ÉCOLOGIE, LE CAPITALISME ET LES BALEINES
    vendredi 29 juin 2018
   
      Par Michel Marchand  
Auteur de « Ne soyons pas des écologistes benêts », éd. Mille et une nuits, 2010.
Auteur de « Ne soyons pas des écologistes benêts », éd. Mille et une nuits, 2010.
C’est en 1866 que le mot « écologie », la 
science des rapports des organismes avec le monde extérieur, proposé par
 le biologiste allemand Ernst Haeckel, entrait dans la littérature 
scientifique1.
 Pour placer le cadre dominant de l’époque, la conquête coloniale du 
globe s’achève, les sociétés européennes sont en pleine expansion 
industrielle, mais sous cette belle assurance du progressisme dominant, 
se manifestent déjà des inquiétudes sur les effets dévastateurs de 
l’industrialisation.
Il n’en demeure pas moins que la tendance générale 
est de considérer la science comme toujours apte à régler positivement 
des contradictions jugées passagères. Ainsi le chimiste allemand Justus 
von Liebig2,
 théoricien de la chimie agricole, publie en 1840 un traité de la Chimie
 organique appliquée à la physiologie végétale et à l’agriculture et 
décrit le fonctionnement des cycles chimiques, notamment de l’azote et 
du phosphore qui président à la fertilité des sols. Karl Marx, comme le 
rappelle John Bellamy Foster3,
 s’appuie sur les travaux de Liebig pour analyser la production agricole
 capitaliste en Angleterre qui épuisait la fertilité des sols. Ainsi, 
pour compenser l’appauvrissement que le système de production agricole 
faisait subir aux sols, l’Angleterre importait comme engrais, dans un 
premier temps de plus en plus d’ossements, y compris ceux laissés sur 
les champs des batailles napoléoniennes, avant d’importer dans un second
 temps le guano péruvien qui s’avérait être une ressource peu chère 
capable de remplir les même fonctions nutritives. Ces ressources très 
rapidement épuisées révélait la fragilité intrinsèque d’un tel système 
et ouvrait la voie au développement industriel des engrais synthétiques.
 Les observations de Marx, suivies d’autres, ajoutent une perspective 
environnementaliste au changement social, permettant plus une critique 
socio-écologique plus large de la société capitaliste.
Un second exemple permet de mesurer la logique 
productiviste et destructrice d’un système qui ne peut, par sa nature 
même, respecter les ressources naturelles de la planète. Les ressources 
océaniques sont d’accès libre et elles ont presque toujours été 
utilisées à l’excès4.
 La chasse à la baleine en est un cas exemplaire. Les baleines ont connu
 une existence paisible pendant des millions d’années, ayant peu de 
prédateurs. La chasse a commencé à l’époque préhistorique et s’est 
poursuivie sur un mode quasi identique (poursuite de la proie et 
harponnage de l’animal) jusqu’au 19ème siècle. Les Vikings et les 
Basques furent les pionniers de cette chasse en pleine mer, mais 
certaines indications suggèrent que les japonais ont pratiqué cette 
chasse mille ans avant les Basques. La révolution industrielle a 
accéléré le rythme de la chasse à la baleine, l’huile de cachalot 
servant de lubrifiant pour les machines et les fanons trouvant de 
multiples usages dans les corsets, parapluies et haubans. En 1860, les 
espèces les plus faciles à capturer avaient pratiquement disparu. La 
chasse se porta sur les espèces boréales vivant en mer de Béring. Les 
campagnes d’extermination menées par les Américains en 1890 amena la 
famine parmi les populations locales Aléoutes et Tchouktches. Les 
espèces survivantes appartenaient au groupe des rorquals (grandes 
baleines à fanons, notamment la baleine bleue le plus grand animal dans 
l’histoire de la vie de la planète) dont la nage est trop rapide pour 
une poursuite en canot à rames5.
 La relance de la chasse à la baleine fut redevable à Svend Foyn, 
capitaine norvégien d’un baleinier, qui mit au point la technique du 
canon-harpon qui permet de lancer des grenades explosives sur les 
baleines. Le carnage reprit de plus belle avec une seconde innovation 
technologique, concevant l’installation d’une rampe de soute sur un 
baleinier et permettant de hisser à bord une baleine bleue de 100 
tonnes, de la dépecer, rendant ainsi possible le concept du 
bateau-usine. Le carnage devenait rentable et de nombreux pays y prirent
 part :Grande-Bretagne, Norvège, Argentine, États-Unis, Danemark, 
Allemagne, Japon, URSS. La cuisson de l’huile de baleine donne comme 
sous-produit de la glycérine, nécessaire à la fabrication de la dynamite
 (nitroglycérine). L’ingéniosité humaine, le savoir chimique transforma 
des millions de baleines en margarine, en savon et en explosifs. Dans 
l’océan Austral, 150 000 à 200 000 baleines bleues étaient estimées en 
1900, il n’en restait plus que 500 en 1990. Dès 1935 des réglementations
 furent mises en place sous l’égide de la Société des Nations, sans 
effets. En 1946 se créa la Commission Baleinière Internationale dont le 
premier objectif visait à la défense du prix de l’huile de baleine et 
non des baleines. Dans les années 1960, la Commission changea d’approche
 et se décida à préserver les stocks de baleines. Le moratoire conclu 
dans les années 1980 fut contourné par les norvégiens, islandais et 
japonais, arguant que les baleines étaient tuées chaque année « à des 
fins scientifiques » échappant ainsi aux obligations du moratoire. On 
estime que les innovations technologiques permirent la prise de 1,5 
millions de baleines dans l’Océan Austral entre 1904 et 1985. Les 
chasseurs de baleine au 20ème siècle ont littéralement tué la poule aux 
œufs d’or de manière délibérée. Les baleines se reproduisent lentement 
et il n’était pas rentable de soutirer une telle ressource tout en la 
préservant. La rationalité économique capitaliste du court terme dictait
 donc de liquider toutes les baleines aussi vite que possible.