mercredi 24 juin 2020

QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS ' Blog de Tony ANDRÉANI Philosophe. 



CE QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS




On l’aurait presque oublié, si un remarquable documentaire d’Arte, « Le temps des ouvriers », ne nous invitait à le ressaisir et ne nous portait à y réfléchir à nouveau.
Les idéologues du capitalisme d’aujourd’hui se gargarisent de la « dématérialisation » des processus productifs, assurent que le travail ouvrier est en train de disparaître, rêvent d’une « usine sans ouvriers », entièrement robotisée, et se plaisent à dire que cette couche sociale n’a plus qu’une place marginale dans la société, remplacée par les cols blancs et les concepteurs de programmes informatiques. Par ailleurs ils trouvent confirmation du peu d’intérêt du travail ouvrier dans le fait que les ouvriers ne songent qu’à une chose pour leurs enfants ; qu’ils échappent à leur condition et s’élèvent dans l’échelle sociale. Bien sûr tout cela tient largement de la mystification. Les machines et robots se substituent certes de plus en plus aux hommes, mais ceux-ci restent irremplaçables à certains postes et dans certaines tâches. L’usine sans ouvriers n’a fait que les déplacer aux quatre coins du monde, la grande usine d’assemblage à la chaîne suppose une multitude de sous-traitants, l’intelligence artificielle même a besoin des petites mains qui collectent les données. Et, sans tous ces tâcherons, une part essentielle de la valeur nouvelle, ajoutée, ne serait pas produite. Cependant ce n’est pas voir que les ouvriers ont bien d’autres choses à nous apporter que leur labeur et leur savoir-faire, et c’est ce qu’on voudrait développer quelque peu ici.
A l’inverse la tradition révolutionnaire a vu dans les ouvriers, parce qu’ils n’avaient que leurs chaînes à perdre, les sauveurs de l’humanité, car ils allaient mettre fin un jour, en se coalisant et en s’organisant, à l’exploitation capitaliste, et donner naissance au monde des « travailleurs associés ». Pourquoi cela ne va pas de soi, on va en reparler. Mais tout le raisonnement est appuyé sur l’exploitation, et néglige l’autre dimension essentielle du travail ouvrier, pourtant si fortement thématisée par Marx, l’aliénation. Et c’est une aliénation directe, immédiate, loin du ciel des idées. Ce que le documentaire donne remarquablement à voir, en même temps que tous les moyens que se donnent les ouvriers pour au moins l’alléger, à défaut de pouvoir s’y soustraire. Mais qu’est-ce d’abord que le travail ouvrier ?

Les ouvriers pris dans la « coopération objective » et dans la « coopération factuelle »

Par « coopération objective » je veux dire ici la coopération médiée  par les instruments de travail, et par « coopération factuelle » celle reposant sur la continuité et la fragmentation du travail, les deux par opposition à la coopération intersubjective (des phénomènes comme l’information mutuelle, l’apprentissage mutuel et l’« émulation », bien présents dans l’analyse de Marx)[1]. Or ce qui spécifie le travail ouvrier est qu’il est agencé par ou via un système de machines, alors que le travail artisanal, s’il utilise des machines, garde une autonomie, et que la manufacture n’était encore qu’un regroupement d’ateliers. C’est donc à juste titre que le documentaire d’Arte porte surtout sur le travail d’usine, avec des images impressionnantes sur l’immensité de celles du 19° siècle (ainsi de la filature de New Lanark en Ecosse). Mais, bien sûr, il faut entendre usine en un sens large : un grand entrepôt, un vaste atelier d’entretien ou de réparation de rames de métro relèvent de la même catégorie. Voilà qui est différent d’autres travaux dits manuels, par exemple celui des ouvriers agricoles, et plus encore celui du paysan aux champs, même avec un tracteur, mais que l’on retrouve dans l’usine d’abattage ou dans la ferme-usine.
Cette coopération objective, ainsi que le travail fragmenté, sont devenus tout de suite le malheur ouvrier. Il n’était plus que le rouage d’une sorte de machinerie humaine, et les descriptions des inspecteurs de fabrique dans  l’Angleterre du 19° siècle (abondamment utilisées par Engels et Marx) comme des films célèbres en ont donné des aperçus saisissants. Mais, en même temps, elle a entraîne une forme de solidarité, et même de fraternité (le terme était courant dans les associations ouvrières), que l’on retrouve dans tous les témoignages, et qui expliquera pourquoi les révoltes ouvrières seront par elles profondément cimentées. Rien de moins individualiste que le monde ouvrier proprement dit. Il reste que le travail ouvrier est d’abord un travail masculin (c’est vrai encore aujourd’hui, mais dans une moindre mesure), ce qui s’accompagne bien souvent d’une exaltation des valeurs viriles, force et endurance (on est « dur au mal »). Et pourtant ce sont bien des femmes qui ont déclenché la première grève de très grande ampleur (1888, dans une fabrique anglaise d’allumettes), dans une atmosphère de sororité.

Le contrôle et le vol du temps

Tout travail est un certain emploi du temps et a ses contraintes, par opposition au temps libre, qui n’est pas, sauf chez les oisifs, dénué d’activités, loin de là, mais des activités qui sont facultatives et menées à volonté. Le travail ouvrier, lui, se déroule dans un temps totalement contraint, avec sa durée journalière, ses gestes minutés à la seconde près (déjà bien avant le taylorisme), ses pauses chichement calculées (2 minutes pour aller aux WC dans l’un des témoignages du documentaire). Pas d’usine sans chronomètre, sans sonneries, sans surveillance humaine ou automatisée, sans panopticum. Même le philanthrope Owen en était chaud partisan.
Dans l’entreprise capitaliste tout est fait pour qu’il ne reste pas un soupçon de temps libre à l’ouvrier dans sa journée de travail, qui doit être d’une parfaite monotonie. Au dix-neuvième siècle le souci des patrons était aussi que le temps hors travail ne soit consacré qu’à la récupération de l’énergie perdue, et ils veillaient à contrôler l’usage fait de ce temps (au-delà des 16 heures du labeur) en parquant les ouvriers dans des cités ouvrières, à la porte des usines (on ira même jusqu’à déterminer leur régime alimentaire). Cela n’a pas disparu : on connaît ces dortoirs dans des pays asiatiques, et la surveillance qui va avec. Mais, là aussi, c’est une forme de solidarité qui règne, tous les efforts pour mettre en compétition les ouvriers les uns avec les autres (on se souvient de l’usine soviétique avec son ouvrier modèle), ou, mieux encore, en concurrence salariale (le jeu des primes et des pénalités), ne parvenant pas à briser la camaraderie. Aujourd’hui, dans l’usine occidentale, à la fin du travail chacun prend son auto et rentre chez lui, mais le lien n’est pas totalement perdu, surtout dans les campagnes, et l’on se retrouvera unis lors de la prochaine grève ou de la prochaine occupation d’usine, sauf lorsque la contrainte de revenu fera exploser le collectif (cf. l’admirable film En guerre de Stéphane Brizé). Ainsi le propre des ouvriers d’usine est qu’ils font corps, à l’opposé de l’individualisme ambiant et de tout le management qui prétend promouvoir leur initiative et leur responsabilité pour mieux les opposer les uns aux autres, et a cru les flatter en remplaçant le terme d’employés (= ceux qu’on emploie) par ceux de « collaborateurs » (sans prendre garde que cela pouvait rappeler les mauvais souvenirs du temps de l’Occupation) ou de « partenaires » (comble de la duperie).
C’est là la première leçon de vie que nous donnent, et continuent à nous donner, les ouvriers.

L’aliénation de l’acte

« L’acte est une aventure »[2] : sous ce titre énigmatique, Gérard Mendel, qui avait longuement médité la question de l’action et même parcouru tout ce qu’en avaient dit les philosophes, voulait nous signifier, en substance, une chose très simple : l’acte-projet, avec tout ce qu’il implique (une réflexion, une délibération, une décision), même dans les plus petits mouvements de la vie quotidienne, ne va pas sans une privation d’acte-pouvoir. Ce que les théoriciens de l’acteur rationnel porteront, en économie, à son comble. Il évacue la « rencontre » avec le réel, dans ce qu’il a d’imprévisible et de provoquant. Voilà qui s’applique bien au travail ouvrier, que Mendel connaissait bien  - pour être intervenu dans divers contextes de travail en tant que socio-psychanalyste (et non comme psychologue social). Sauf que, dans l’usine, l’action a de plus été pensée, choisie, déterminée par d’autres, et que tout ce qui restait d’incertitude à découvrir et maîtriser s’est évanoui. Ensuite l’acte-pouvoir est une affirmation personnelle, qui doit laisser sa marque. Un ancien militant  italien note, dans le documentaire, que, rentré chez lui, l’ouvrier d’usine n’avait rien à raconter sur son temps passé au travail, car ce travail n’avait gardé aucune trace de son humanité. Cela m’a fait me souvenir, par contraste, de la fierté éprouvée par un soudeur, dans le magnifique livre Les prolos de Louis Oury[3], à voir sur le navire une fois terminé (nous sommes dans un chantier naval) s’élever la cheminée où s’était inscrit son acte (une opération standard, mais qui était la sienne). C’est bien tout cela que Marx avait en tête lorsqu’il parle d’une aliénation non seulement face à la machine qui impose son rythme, non seulement face au produit qui appartient à l’employeur, mais encore face à l’acte lui-même, qui est prédéterminé (l’ouvrier devient le « porte-douleur d’une fonction de détail »). Et c’est cela qui fait la différence avec l’artisan, qui non seulement s’est imposé ses propres règles (celles de la « belle ouvrage ») mais encore vit son activité comme un ensemble de petites aventures. Une différence aussi avec le travail dans la très petite entreprise, où il conserve une part d’autonomie.
Quand les luddistes ont brisé les machines, c’était bien sûr parce qu’elles leur volaient leur travail et les réduisaient à la misère, mais encore parce qu’elles les dépossédait de leur art, si codifié fût-il (on connaît surtout des rebelles d’Angleterre, mais ce sont les Silésiens qui ont le plus impressionné Marx. Les uns et les autres furent massacrés). C’était là du travail pour eux, dans l’atelier corporatif ou familial, mais c’était aussi un travail où il fallait trouver le bon geste et maîtriser l’alea. Celui-là même que les ouvriers ont cherché à récupérer dans les petits espaces de temps qu’ils pouvaient dérober à celui de l’usine. En France cela s’appelait « la perruque », mais j’en ai trouvé aussi  des exemples dans le très beau livre de l’ouvrier hongrois Miklos Haraszti, Salaire aux pièces (du temps du « socialisme réel » en ce pays)[4]. Le documentaire en montre un qui est un petit chef d’œuvre : un éléphant miniature composé uniquement de pièces récupérées dans l’atelier (plaques, boulons etc.).
Eh bien, c’est cela aussi que nous apportent les ouvriers d’aujourd’hui, même si la perruque a quasiment disparu avec les contrôles de qualité et les flux tendus. Quand ils sont rentrés à la maison, le dimanche ou les jours de RTT, ils sont souvent des bricoleurs de génie, ou, pour le moins, s’improvisent des jardiniers hors pair (les jardins ouvriers d’autrefois connaissent de nos jours une certaine forme de renaissance). Des bricoleurs donc, non des passionnés de gadgets ou de kits prêts à monter. Certes on voit aussi  de plus en plus des cadres, parfois supérieurs, surtout dans les métiers de la gestion, du commerce ou du marketing,  renoncer à leurs hauts revenus pour découvrir les joies du quant à soi et du travail à temps plein dans les « petits métiers », parfois avec tout un nouveau bagage de connaissances, mais pas avec la même ingéniosité que dans la « récup ».

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