QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS '( suite ) Blog de Tony ANDRÉANI Philosophe.
CE QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS (2 ° partie)
Les ouvriers et le travail de la matière
Ils ne
sont pas les seuls à avoir un contact physique, charnel, avec la matière
(entendue dans son opposition au vivant), puisque les artisans
(plombiers, électriciens etc.) l’ont aussi, mais c’est bien dans
l’industrie que sont produites toutes les matières, premières ou
transformées, qui serviront dans tous les autres métiers, ce pour quoi
elle reste, qu’on le veuille ou non, le socle de toute économie. Leur
propre est qu’ils sont directement productifs - les ingénieurs et
techniciens l’étant indirectement. Il faudrait faire ici un détour par
la question du travail productif chez Marx, qui a donné lieu, à mon
avis, à de mauvaises interprétations[5].
Ce qui spécifie le travail productif ouvrier, ce n’est pas qu’il est
productif de plus-value (d’autres le sont aussi), mais qu’il produit des
valeurs d’usage matérielles, et non formelles. Ainsi l’entreposage ou
le transport ont-ils, eux aussi, des effets réels sur la valeur d’usage
(leur stockage, leur déplacement), alors que la pure transaction
marchande n’en a aucun, et encore moins l’activité financière, quelle
que puisse être leur utilité. Donc les ouvriers sont bien le poumon du
système économique. Et leur travail, même quand il n’est pas à
proprement parler manuel, brasse de la matière, dans la sidérurgie, la
chimie, la tôlerie, la production d’énergie etc. Et c’est ce qui fait
aussi sa grandeur, parfois sa beauté (ainsi du contrôle du métal en
fusion par les « mains d’or » dans les hauts fourneaux), lors même que
tout est commandé, contrôlé, voire réparé à distance.
Il y a,
bien sûr, du travail ouvrier qui n’est pas du travail d’usine, par
exemple le ménage des locaux (dont les employés sont rebaptisés
aujourd’hui « techniciens de surface ») ou celui des éboueurs, des
gardiens, des chauffeurs d’autobus, des transporteurs routiers, des
caissières de grandes surfaces (qui ne font pas qu’enregistrer des
paiements), des livreurs à domicile etc., dont, en la période actuelle
de confinement sanitaire, on redécouvre le rôle vital dans la vie
quotidienne. Autant de métiers qui diffèrent d’autres métiers qui
apportent des services aux personnes, autres travaux certes productifs
de valeurs d’usage réelles, mais s’exerçant sur de l’humain, et qui n’en
requièrent pas moins l’adjonction de travaux bien matériels (qu’on
pense, par exemple, au travail de manutention et de ménage dans les
hôpitaux).
Cet enracinement matériel aura ses effets sur ce que j’appellerai tout à l’heure la « culture ouvrière ».
La maitrise de l’accident
Tous les
travaux de type industriel sont particulièrement dangereux. Au 19°
siècle ils étaient souvent définitivement invalidants, voire mortels. Le
documentaire nous rappelle que des enfants de 5 ans (il fallait des
petits pour passer sous la mule-jenny afin de raccommoder les fils
cassés dans les filatures) en sortaient estropiés à vie et que, dans les
mines en particulier, les morts par coup de grisou se sont comptés par
milliers (les patrons préférant d’abord sauver le matériel). De tels
méfaits et de tels drames existent encore aujourd’hui, mais déplacés
dans les pays pauvres. Cependant les accidents du travail sont encore
légion dans les pays riches (sur les 650.000 accidents recensés en
France en 2018 on en trouve 150.000 dans les seules branches de la
métallurgie, du bâtiment et des travaux publics et de la chimie, dont
165 décès, et ceci sans compter l’intérim). Les rapports des premiers
inspecteurs des fabriques et des commissions d’enquête, sur lesquels
Engels s’est appuyé, sont accablants. La création d’un corps
d’inspecteurs du travail, à la fin du 19° siècle, fut une grande
conquête du mouvement ouvrier. Aujourd’hui, dans notre pays, leur nombre
ne cesse de diminuer, comme celui des médecins du travail. Autre
conquête : celle des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de
travail. Le gouvernement actuel n’a trouvé rien de mieux que de les
supprimer pour les fondre dans le Comité économique et social.
Bref les
ouvriers savent ce que c’est que le principe de réalité, même s’il leur
arrive de défier le risque, dans une sorte de compétition virile. Mais
on ne les verra guère, en dehors du travail, jouer avec le risque pour
se faire plaisir, se donner une belle satisfaction narcissique. Une
ancienne dirigeante du MEDEF, Laurence Parisot pour ne pas la nommer,
qui venait d’un institut de sondage, avait fait l’éloge du risque, selon
elle une composante essentielle de la vie, y compris conjugale. Un
langage dénué de sens pour les ouvriers.
Les ouvriers et la culture ouvrière
J’emploie
le terme à dessein. Ce que les ouvriers nous apportent, ce n’est pas
seulement leurs connaissances pratiques (dans le cas des ouvriers
spécialisés bien sûr) et leur savoir faire sur ou autour de la machine,
ce n’est évidemment pas leur haut niveau d’instruction, qui n’atteint
pas celui des techniciens, mais leur ethos bien particulier. Au 19°
siècle ils ne connaissaient que la misère. Le documentaire rappelle que
toute la famille devait travailler pour subsister et que le reste du
temps était consacré à la survie (la description de leur régime
alimentaire est éloquente : de la soupe claire, quelques pommes de terre
que l’on frottait contre un hareng séché pour leur donner un peu de
goût, presque jamais de viande). Mais la réduction de la journée de
travail, plus tard les congés payés, toutes ces conquêtes arrachées de
haute lutte, ont permis à un mode de vie d’exister, et ce mode de vie
est tout imprégné des valeurs matérielles, dites « terre à terre », et
de la solidarité vivante, qui ont plongé leurs racines dans le monde de
l’usine, si aliéné soit-il. J’ai parlé du goût du bricolage. Je pourrais
citer celui de la « bonne chère », pas sophistiquée mais bien cuisinée,
celui des rencontres animées au comptoir des cafés, celui des bals
populaires, et bien d’autres choses. On verra souvent les ouvriers
préférer les campings, où l’on retrouve chaque année des amis, aux
croisières de luxe, même bon marché. On verra les ouvriers retraités
préférer le jeu de boules, la pêche à la ligne, les clubs de loto, aux
loisirs offerts par le « monde de la culture ». Ce qui les fera traiter
de « beaufs » par les personnes distinguées. Je ne dis pas que cette
culture ouvrière est le nec plus ultra, je reconnais volontiers que les
ouvriers passent beaucoup de temps à regarder les émissions télévisées
les plus racoleuses et des matchs de foot à n’en plus finir, mais
j’ajoute à ce propos qu’ils sont fatigués, souvent épuisés, et que la
consommation de masse n’est pas leur apanage. Ce que je voudrais
maintenant souligner est leur rapport critique au réel immédiat, bien
supérieur à celui d’autres classes sociales.
Si les
ouvriers sont objectivement aliénés, ils le savent bien, et on ne peut
pas leur « en conter ». Ce sont eux que le discours patronal ou
managerial laisse froids, et cela se traduit par un scepticisme foncier,
mais aussi par un humour bien particulier, tout différent de celui des
amuseurs publics, et volontiers ravageur (la « blague », qui a fait les
délices des auteurs de « brèves de comptoir », mais qui est bien plus
subtile qu’on ne le croit). Nos satiristes d’autrefois s’en sont
autrefois souvent inspirés. Le banquet ouvrier est tout le contraire
d’une réunion mondaine avec son faste, ses rivalités, ses jalousies et
ses mesquineries. C’est une fête de la convivialité. Malgré tous les
pièges de la société consumériste, le monde ouvrier reste une
contre-société. Voilà ce que nous devons aussi aux ouvriers, pour peu
qu’on veuille bien les fréquenter.
Les ouvriers dans la guerre de classe
Le
documentaire nous rappelle que ce fut et que c’est toujours une
véritable guerre. J’en résume rapidement les grandes formes, très bien
retracées dans le documentaire, qui ont varié selon les pays, en me
limitant au continent européen. En Angleterre, la tête de pont de la
révolution industrielle, après les émeutes des luddites, véritables
guérillas armées, les ouvriers d’usine s’organisent en associations de
branche (les trade unions) pour réclamer et faire valoir des
droits sociaux. La guerre sera donc principalement une guerre sociale de
tranchées, pour gagner des positions, et c’est elle qui dominera dans
l’Europe du Nord, au fur et à mesure de l’industrialisation. En France
et dans l’Europe du Sud l’industrialisation est en retard, hormis dans
quelques régions, la grande majorité de la population reste paysanne,
l’artisanat vivace et les usines de petite dimension. La guerre est
alors une guerre de résistance contre la transformation des ouvriers en
servants du machinisme (on se souvient en particulier de l’émeute des
canuts lyonnais), ce qui laissera des traces jusque dans les futurs
complexes industriels du 20° siècle. En France surtout, la Révolution
française est passée par là : pas plus que les sans-culottes, les
ouvriers des ateliers et des usines refusent d’être traités comme une
classe inférieure, une classe de prolétaires privés de tout droit, même
d’association. La guerre sera politique autant que sociale, avec la
bataille pour le suffrage universel et le retour à la République, et la
grande ambition de ce mouvement ouvrier est de conserver ou retrouver la
maîtrise de son travail dans des coopératives et de ses conditions de
vie dans d’autres formes d’association (sociétés de secours mutuel,
coopératives de consommation). On le sait, c’est en France que
fleurissent aussi les projets utopistes, parfois mais rarement conçus
par les ouvriers eux-mêmes, mais qui ne séduisent pas la plupart, bien
placés pour être plus réalistes. Dans presque tous les pays se
construisent à la fin du 19° siècle des partis ouvriers, mais ils sont
de nature différente. Au Nord la tendance réformiste l’emporte et ils
jouent, pour la plupart, le jeu parlementaire, au Sud ils se veulent
révolutionnaires (avec des stratégies différentes), et l’on retrouve le
même clivage dans les syndicats.
Les deux
guerres mondiales bousculent ces traditions, en même temps qu’elles
accélèrent l’industrialisation (avec la production d’armements). Car les
ouvriers ont été envoyés à la boucherie, leurs organisations n’ayant
pas voulu ou pu imposer la paix. C’est alors le grand moment, à la fin
de la Première guerre, des conseils ouvriers et de soldats (Allemagne,
Hongrie), qui s’emparent du pouvoir avant d’être écrasés, et des
conseils ouvriers italiens, qui occuperont durablement des usines et les
feront fonctionner, avant de se voir contraints de négocier avec le
patronat (qui donnera peu après le feu vert aux fascistes pour qu’ils
rétablissent l’ordre bousculé). L’Espagne constitue un cas à part car la
dictature franquiste y a entrainé une guerre générale prolongée. Donc,
pendant cette période, la guerre des classes a pris la forme d’une
véritable guerre civile, finalement perdue par les ouvriers. Comment une
grande partie de ceux-ci ont pu adhérer ensuite aux régimes nazi et
fasciste est une énigme, sur laquelle il faudra réfléchir. La deuxième
guerre mondiale bouleverse tout, avec la prise de pouvoir par les partis
communistes en Europe de l’Est et la montée en puissance de ces partis
en France et en Italie, où la bataille devient politique (à nouveau le
clivage Nord/Sud). Mais c’est un nouvel échec dans les pays soumis aux
Etats-Unis (alliance atlantique), où le capitalisme fordiste et son
compromis de classe gagnent la partie. Les historiens du mouvement
ouvrier ont très bien retracé toute cette histoire, et le documentaire
en donne un fort bon résumé. Reste à s’interroger sur les raisons de
ces échecs, alors même que la guerre de classes ne s’est pas éteinte
(elle resurgira dans toute son ampleur avec un Mai 1968 qui prendra une
ampleur mondiale, et où ce sont bien les ouvriers qui mettront un temps
les économies en panne), jusqu’à ce que le capitalisme néo-libéral
essaie de l’envoyer aux oubliettes de l’histoire, sans toutefois y
parvenir (on retrouve les ouvriers dans le mouvement récent des Gilets
jaunes, qui fera aussi école aussi dans le monde entier). Les ouvriers
peuvent-ils être encore, dans les pays développés, une force motrice ?
N’ont-ils plus rien à apporter à tous ceux qui aspirent à une grande
transformation, dont l’urgence se fait sentir de plus en plus, sinon
leurs votes, et alors même qu’ils sont, de toutes les catégories
sociales, ceux qui votent le moins ? Il faut d’abord s’interroger sur
les raisons des échecs du mouvement ouvrier.
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