jeudi 25 juin 2020

QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS '( suite )  Blog de Tony ANDRÉANI Philosophe. 





CE QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS (2 ° partie)


Les ouvriers et le travail de la matière

Ils ne sont pas les seuls à avoir un contact physique, charnel, avec la matière (entendue dans son opposition au vivant), puisque les artisans (plombiers, électriciens etc.) l’ont aussi, mais c’est bien dans l’industrie que sont produites toutes les matières, premières ou transformées, qui serviront dans tous les autres métiers, ce pour quoi elle reste, qu’on le veuille ou non, le socle de toute économie. Leur propre est qu’ils sont directement productifs - les ingénieurs et techniciens l’étant indirectement. Il faudrait faire ici un détour par la question du travail productif chez Marx, qui a donné lieu, à mon avis, à de mauvaises interprétations[5]. Ce qui spécifie le travail productif  ouvrier, ce n’est pas qu’il est productif de plus-value (d’autres le sont aussi), mais qu’il produit des valeurs d’usage matérielles, et non formelles. Ainsi l’entreposage ou le transport ont-ils, eux aussi, des effets réels sur la valeur d’usage (leur stockage, leur déplacement), alors que la pure transaction marchande n’en a aucun, et encore moins l’activité financière, quelle que puisse être leur utilité. Donc les ouvriers sont bien le poumon du système économique. Et leur travail, même quand il n’est pas à proprement parler manuel, brasse de la matière, dans la sidérurgie, la chimie, la tôlerie, la production d’énergie etc. Et c’est ce qui fait aussi sa grandeur, parfois sa beauté (ainsi du contrôle du métal en fusion par les « mains d’or » dans les hauts fourneaux), lors même que tout est commandé, contrôlé, voire réparé à distance.
Il y a, bien sûr, du travail ouvrier qui n’est pas du travail d’usine, par exemple le ménage des locaux (dont les employés sont rebaptisés aujourd’hui « techniciens de surface ») ou celui des éboueurs, des gardiens, des chauffeurs d’autobus, des transporteurs routiers, des caissières de grandes surfaces (qui ne font pas qu’enregistrer des paiements), des livreurs à domicile etc., dont, en la période actuelle de confinement sanitaire, on redécouvre le rôle vital dans la vie quotidienne. Autant de métiers qui diffèrent d’autres métiers qui apportent des services aux personnes, autres travaux certes productifs de valeurs d’usage réelles, mais s’exerçant sur de l’humain, et qui n’en requièrent pas moins l’adjonction de travaux bien matériels (qu’on pense, par exemple, au travail de manutention et de ménage dans les hôpitaux).
Cet enracinement matériel aura ses effets sur ce que j’appellerai tout à l’heure la « culture ouvrière ».

La maitrise de l’accident

Tous les travaux de type industriel sont particulièrement dangereux. Au 19° siècle ils étaient souvent définitivement invalidants, voire mortels. Le documentaire nous rappelle que des enfants de 5 ans (il fallait des petits pour passer sous la mule-jenny afin de raccommoder les fils cassés dans les filatures) en sortaient estropiés à vie et que, dans les mines en particulier, les morts par coup de grisou se sont comptés par milliers (les patrons préférant d’abord sauver le matériel). De tels méfaits et de tels drames existent encore aujourd’hui, mais déplacés dans les pays pauvres. Cependant les accidents du travail sont encore légion dans les pays riches (sur les 650.000 accidents recensés en France en 2018 on en trouve 150.000 dans les seules branches de la métallurgie, du bâtiment et des travaux publics et de la chimie, dont 165 décès, et ceci sans compter l’intérim). Les rapports des premiers inspecteurs des fabriques et des commissions d’enquête, sur lesquels Engels s’est appuyé, sont accablants. La création d’un corps d’inspecteurs du travail, à la fin du 19° siècle, fut une grande conquête du mouvement ouvrier. Aujourd’hui, dans notre pays, leur nombre ne cesse de diminuer, comme celui des médecins du travail. Autre conquête : celle des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Le gouvernement actuel n’a trouvé rien de mieux que de les supprimer pour les fondre dans le Comité économique et social.
Bref les ouvriers savent ce que c’est que le principe de réalité, même s’il leur arrive de défier le risque, dans une sorte de compétition virile. Mais on ne les verra guère, en dehors du travail, jouer avec le risque pour se faire plaisir, se donner une belle satisfaction narcissique. Une ancienne dirigeante du MEDEF, Laurence Parisot pour ne pas la nommer, qui venait d’un institut de sondage, avait fait l’éloge du risque, selon elle une composante essentielle de la vie, y compris conjugale. Un langage dénué de sens pour les ouvriers.

Les ouvriers et la culture ouvrière

J’emploie le terme à dessein. Ce que les ouvriers nous apportent, ce n’est pas seulement leurs connaissances pratiques (dans le cas des ouvriers spécialisés bien sûr) et leur savoir faire sur ou autour de la machine, ce n’est évidemment pas leur haut niveau d’instruction, qui  n’atteint pas celui des techniciens, mais leur ethos bien particulier. Au 19° siècle ils ne connaissaient que la misère. Le documentaire rappelle que toute la famille devait travailler pour subsister et que le reste du temps était consacré à la survie (la description de leur régime alimentaire est éloquente : de la soupe claire, quelques pommes de terre que l’on frottait contre un hareng séché pour leur donner un peu de goût, presque jamais de viande). Mais la réduction de la journée de travail, plus tard les congés payés, toutes ces conquêtes arrachées de haute lutte, ont permis à un mode de vie d’exister, et ce mode de vie est tout imprégné des valeurs matérielles, dites « terre à terre », et de la solidarité vivante, qui ont plongé leurs racines dans le monde de l’usine, si aliéné soit-il. J’ai parlé du goût du bricolage. Je pourrais citer celui de la « bonne chère », pas sophistiquée mais bien cuisinée, celui des rencontres animées au comptoir des cafés, celui des bals populaires, et bien d’autres choses. On verra souvent les ouvriers préférer les campings, où l’on retrouve chaque année des amis, aux croisières de luxe, même bon marché. On verra les ouvriers retraités préférer le jeu de boules, la pêche à la ligne, les clubs de loto, aux loisirs offerts par le « monde de la culture ». Ce qui les fera traiter de « beaufs » par les personnes distinguées. Je ne dis pas que cette culture ouvrière est le nec plus ultra, je reconnais volontiers que les ouvriers passent beaucoup de temps à regarder les émissions télévisées les plus racoleuses et des matchs de foot à n’en plus finir, mais j’ajoute à ce propos qu’ils sont fatigués, souvent épuisés, et que la consommation de masse n’est pas leur apanage. Ce que je voudrais maintenant souligner est leur rapport critique au réel immédiat, bien supérieur à celui d’autres classes sociales.
Si les ouvriers sont objectivement aliénés, ils le savent bien, et on ne peut pas leur « en conter ». Ce sont eux que le discours patronal ou managerial laisse froids, et cela se traduit par un scepticisme foncier, mais aussi par un humour bien particulier, tout différent de celui des amuseurs publics, et volontiers ravageur (la « blague », qui a fait les délices des auteurs de « brèves de comptoir », mais qui est bien plus subtile qu’on ne le croit). Nos satiristes d’autrefois s’en sont autrefois souvent inspirés. Le banquet ouvrier est tout le contraire d’une réunion mondaine avec son faste, ses rivalités, ses jalousies et ses mesquineries. C’est une fête de la convivialité. Malgré tous les pièges de la société consumériste, le monde ouvrier reste une contre-société. Voilà ce que nous devons aussi aux ouvriers, pour peu qu’on veuille bien les fréquenter.

 Les ouvriers dans la guerre de classe

Le documentaire nous rappelle que ce fut et que c’est toujours une véritable guerre. J’en résume rapidement les grandes formes, très bien retracées dans le documentaire, qui ont varié selon les pays, en me limitant au continent européen. En Angleterre, la tête de pont de la révolution industrielle, après les émeutes des luddites, véritables guérillas armées, les ouvriers d’usine s’organisent en associations de branche (les trade unions) pour réclamer et faire valoir des droits sociaux. La guerre sera donc principalement une guerre sociale de tranchées, pour gagner des positions, et c’est elle qui dominera dans l’Europe du Nord, au fur et à mesure de l’industrialisation. En France et dans l’Europe du Sud l’industrialisation est en retard, hormis dans quelques régions, la grande majorité de la population reste paysanne, l’artisanat vivace et les usines de petite dimension. La guerre est alors une guerre de résistance contre la transformation des ouvriers en servants du machinisme (on se souvient en particulier de l’émeute des canuts lyonnais), ce qui laissera des traces jusque dans les futurs complexes industriels du 20° siècle. En France surtout, la Révolution française est passée par là : pas plus que les sans-culottes, les ouvriers des ateliers et des usines refusent d’être traités comme une classe inférieure, une classe de prolétaires privés de tout droit, même d’association. La guerre sera politique autant que sociale, avec la bataille pour le suffrage universel et le retour à la République, et la grande ambition de ce mouvement ouvrier est de conserver ou retrouver la maîtrise de son travail dans des coopératives et de ses conditions de vie dans d’autres formes d’association (sociétés de secours mutuel, coopératives de consommation). On le sait, c’est en France que fleurissent aussi les projets utopistes, parfois mais rarement conçus par les ouvriers eux-mêmes, mais qui ne séduisent pas la plupart, bien placés pour être plus réalistes. Dans presque tous les pays se construisent à la fin du 19° siècle des partis ouvriers, mais ils sont de nature différente. Au Nord la tendance réformiste l’emporte et ils jouent, pour la plupart, le jeu parlementaire, au Sud ils se veulent révolutionnaires (avec des stratégies différentes), et l’on retrouve le même clivage dans les syndicats.
Les deux guerres mondiales bousculent ces traditions, en même temps qu’elles accélèrent l’industrialisation (avec la production d’armements). Car les ouvriers ont été envoyés à la boucherie, leurs organisations n’ayant pas voulu ou pu imposer la paix. C’est alors le grand moment, à la fin de la Première guerre, des conseils ouvriers et de soldats (Allemagne, Hongrie), qui s’emparent du pouvoir avant d’être écrasés, et des conseils ouvriers italiens, qui occuperont durablement des usines et les feront fonctionner, avant de se voir contraints de négocier avec le patronat (qui donnera peu après le feu vert aux fascistes pour qu’ils rétablissent l’ordre bousculé). L’Espagne constitue un cas à part car la dictature franquiste y a entrainé une guerre générale prolongée. Donc, pendant cette période, la guerre des classes a pris la forme d’une véritable guerre civile, finalement perdue par les ouvriers. Comment une grande partie de ceux-ci ont pu adhérer ensuite aux régimes nazi et fasciste est une énigme, sur laquelle il faudra réfléchir. La deuxième guerre mondiale bouleverse tout, avec la prise de pouvoir par les partis communistes en Europe de l’Est et la montée en puissance de ces partis en France et en Italie, où la bataille devient politique (à nouveau le clivage Nord/Sud). Mais c’est un nouvel échec dans les pays soumis aux Etats-Unis (alliance atlantique), où le capitalisme fordiste et son compromis de classe gagnent la partie. Les historiens du mouvement ouvrier ont très bien retracé toute cette histoire, et le documentaire en donne un fort bon résumé. Reste à s’interroger sur les  raisons de ces échecs, alors même que la guerre de classes ne s’est pas éteinte (elle resurgira dans toute son ampleur avec un Mai 1968 qui prendra une ampleur mondiale, et où ce sont bien les ouvriers qui mettront un temps les économies en panne), jusqu’à ce que le capitalisme néo-libéral essaie de l’envoyer aux oubliettes de l’histoire, sans toutefois y parvenir (on retrouve les ouvriers dans le mouvement récent des Gilets jaunes, qui fera aussi école aussi dans le monde entier). Les ouvriers peuvent-ils être encore, dans les pays développés, une force motrice ? N’ont-ils plus rien à apporter à tous ceux qui aspirent à une grande transformation, dont l’urgence se fait sentir de plus en plus, sinon leurs votes, et alors même qu’ils sont, de toutes les catégories sociales, ceux qui votent le moins ? Il faut d’abord s’interroger sur les raisons des échecs du mouvement ouvrier.

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