Les États-Unis perdent leur domination sur le grand continent américain
Le 9 mars 2022 − Source Oriental Review
L’opération militaire lancée par la Russie en Ukraine a inopinément révélé une crevasse aux proportions historiques aux Amériques. Les pays d’Amérique latine se dégagent de l’influence de la Maison-Blanche et gagnent en autonomie politique. Comment Washington a-t-elle perdue son « arrière-cour » qui lui obéissait sans sourciller il y a encore peu de temps ?
À première vue, il apparaît que l’équilibre du pouvoir à l’Assemblée générale de l’ONU est défavorable à la Russie : 141 pays se sont exprimés pour la résolution qui condamne les actions de l’armée russe en Ukraine, 35 pays se sont abstenus, et un total de cinq pays, dont la Russie, ont voté contre. Mais il faut aller sous la surface.
Le fait est que la controverse autour de l’opération russe est allée bien plus loin que les déclarations oratoires. En 2008, avec la Géorgie, et dans une bien moindre mesure, en 2014 avec la Crimée, la manière dont tel ou tel pays réagissait aux actions de la Russie pouvait paraître importante ; une certaine demande de compréhension internationale se faisait sentir. Désormais, il ne s’agit plus d’opinions, mais de faire pression sur Moscou au moyen de sanctions et d’infliger le maximum de dégâts à l’État russe. Peut désormais être considéré comme allié de la Russie quiconque n’est tout bonnement pas impliqué dans ces sanctions, ou quiconque refuse d’entrer dans la guerre économique que Washington exige en réalité de la part de la planète toute entière.
L’Occident obéit — à la fois directement, en votant pour les sanctions, et indirectement, au travers d’initiatives individuelles décidées en résultante du chantage moral qui se produit dans l’espace informationnel. À une ère où IKEA ferme ses magasins en Russie, où l’équipe de football russe se voit interdite de compétition, et où les chats russes se voient interdire les concours internationaux, nous parlons d’une tentative de « bannir l’existence » [Cancel, NdT] d’un pays tout entier.
C’est jusqu’au chêne de Turgeniev qui se voit exclu de la compétition de l’arbre européen de l’année, en raison de la situation en Ukraine.
La non-participation de nombreux gouvernements à ce « bannissement » est une véritable rébellion, car Washington a œuvré des mois durant à « rallier des alliés » et à « développer une réponse unie à l’agression russe » — ces mêmes « sanctions infernales » promises par Joe Biden. Et nombreux sont les gouvernements à refuser de s’y associer.
Dans le même temps, la résolution de l’Assemblée générale reste sans aucune conséquence légale, et n’engage la Russie à rien — il s’agit d’une action purement formelle. Divers pays voient leurs actions condamnées régulièrement par la majorité des membres de l’ONU, sans que cela n’ait le moindre effet sur leurs politiques. Israël, par exemple.
Regardons de près la liste des votants. Ceux qui se sont exprimés contre la résolution sont des pays qui, d’une manière ou d’une autre, ont été écrasés par des sanctions — le Bélarus, la Syrie, la Corée du Nord et l’Érythrée. Des sanctions russes, parmi d’autres, ont été imposées à la Corée du Nord, et l’Érythrée a subi des sanctions jusqu’en 2019.
On pourrait penser que la Russie ne dispose que d’un cercle très restreint d’amis malheureux, par opposition à ses 141 accusateurs. Mais parmi ceux qui ont voté pour cette résolution, on trouve des pays qui entretiennent d’excellentes relations avec la Russie, y compris dans le contexte de la crise que nous vivons. L’exemple le plus frappant est la Serbie. Le gouvernement de cette république des Balkans tient résolument tête à ses mentors occidentaux, en refusant d’infliger le moindre coup à la Russie, et en faisant référence au peuple de manière répétée : apparemment, le peuple serbe aime inconditionnellement la Russie.
Par ailleurs, savoir quelle trajectoire de la Serbie serait la plus favorable à la Russie revient à tirer à pile ou face : voter « contre », ou puisque cela n’a pas véritablement de sens, voter « pour », mais laisser savoir au monde entier que vous avez exprimé ce vote sous la contrainte, et que votre cœur penche en réalité du côté des Russes.
Le Brésil également a voté pour la résolution, mais son président, Jair Bolsonaro, maintient qu’il n’a pas de problème avec Moscou et accorde une haute valeur à la coopération entre le Brésil et la Russie. Et ce, en dépit du fait qu’il a préféré aligner sa politique étrangère avec les États-Unis — il n’est simplement pas en mesure de trouver des points communs avec Joe Biden à l’heure actuelle.
Quant aux « abstentions » elles ont été votées par certains des pays les plus grands du monde (la Chine, l’Inde), des alliés militaires de la Russie (Kazakhstan, Arménie), et des pays qui ont déjà reconnu l’indépendance des Républiques indépendantes de Donetsk et Lougansk (Cuba, Nicaragua). Leur indépendance a également été reconnue par le Venezuela, mais ce pays était absent du vote de l’Assemblée Générale — le pays est tellement appauvri en ce moment qu’il ne peut pas verser sa contribution annuelle à l’ONU.
En bref, la division globale sur le sujet Russie-Ukraine est bien plus compliquée que les résultats du vote ne le laissent entendre. La chose la plus remarquable est que cette ligne de faille inattendue traverse le continent-même de Biden. Le sujet de s’opposer ou non à la Russie au nom de l’Ukraine — qui est le point central de l’affaire pour Washington, et qui constitue purement un sujet de principe — a soudainement révélé que l’Amérique latine a quitté la tutelle géopolitique des États-Unis et vit désormais sa propre vie, une vie basée sur ses propres intérêts nationaux.
Après avoir persuadé presque toute l’Europe [Autant qu’un éleveur a besoin de persuader ses caniches, NdT…], les États-Unis ont perdu leur continent voisin. Même le président du Mexique voisin, López Obrador, qui, contrairement à Bolsonaro, est issu d’une famille idéologique proche des Démocrates de Biden, a émis clairement son point de vue sans la moindre ambiguïté : « Nous n’imposerons pas de sanctions à la Russie, ni n’adopterons la moindre mesure économique punitive, car nous tenons à maintenir de bonnes relations. »
Tous les pays d’Amérique latine ont pris la même décision. La tonalité de leurs déclarations après le début de l’opération en Ukraine présente des déclinaisons différentes — entre le soutien enthousiaste prononcé par Maduro, le président du Venezuela, jusqu’aux réactions neutres de la Bolivie et du Paraguay et, en fin de compte, la condamnation prononcée par la Colombie, l’Argentine et le Chili — mais quasiment aucune décision n’a été prise de nature à provoquer des dégâts à la Russie, ni dans les faits, ni symboliquement.
Et l’on ne peut pas affirmer que Washington n’a pas essayé d’exhorter ses voisins principalement hispanophones à se montrer plus réfléchis. De fait, Washington s’y est employée et continue d’y œuvrer. Dès que Moscou a reconnu l’indépendance des Républiques de Donetsk et de Lougansk, l’Organisation des États Américains (OEA) s’est empressée d’émettre une déclaration condamnant la Russie. Mais la Maison-Blanche ne peut plus guère compter que sur des mots, et l’Argentine, le Brésil, la Bolivie, l’Uruguay et le Salvador ont refusé de signer cette déclaration. Nayib Bukele, président du Salvador, se fait troller en ce moment en Occident pour avoir accusé l’Occident de créer une théorie du complot autour de la crise ukrainienne. « La véritable guerre n’est pas en Ukraine, elle se trouve au Canada, en Australie, en France, à Bruxelles, en Angleterre, en Allemagne, en Italie… », a-t-il affirmé entre autres choses.
Certains observateurs estiment que les raisons de cette foire à la désobéissance sont à rechercher dans les profondeurs du passé des États-Unis, à commencer par la doctrine Monroe, qui porte le nom du cinquième président des États-Unis. Sa substance est simple : l’Amérique appartient aux Américains, les puissances européennes ne s’ingéreront pas dans les affaires du continent double ni n’essaieront de récupérer leurs colonies perdues, et les États-Unis, en retour, ne s’ingéreront pas dans les affaires de l’Europe.
Cette doctrine avait éloigné les prédateurs européens des Amériques, mais a également transformé l’Amérique latine en arrière-cour des États-Unis. Les États-Unis ont découpé le Mexique, augmentant de ce fait considérablement leurs territoires, et les autres États de la région ont appris à obéir, par le fer et le feu s’il le fallait.
En 1912, les États-Unis ont occupé le Nicaragua pour une durée de 21 ans ; en 1915, ils ont en fait autant en Haïti pour une durée de 19 ans ; et en 1916, ce fut la République dominicaine pour huit années, et une année supplémentaire en 1965. Cuba a également été occupée par deux fois, sans compter les tentatives d’intervention militaire au cours de l’ère Castro. En 1983, les États-Unis ont envahi la Grenade, en 1989 ce fut le tour du Panama, et en 1994, Haïti une nouvelle fois. De toutes ces opérations, la seule qui a été approuvée par le Conseil de Sécurité de l’ONU fut la dernière.
Les opérations de la CIA contre des États souverains d’Amérique latine sont innombrables ; chacun connaît les activités de la CIA contre Salvador Allende au Chili, mais il en existe de nombreuses autres qui ne sont pas bien connues. Durant la Guerre Froide, les États-Unis ne firent presque jamais mention de la doctrine Monroe comme document de travail, mais fondamentalement, ses principes ont été tenus pour sacrés : les deux Amériques devaient conserver un seul maître, un « gendarme » [En français dans le texte, NdT].
Outre ceci, il faut mentionner l’exploitation de diverses populations par les industriels, criminels et industriels-criminels étasuniens au travers de la corruption des élites (le régime de Batista à Cuba en est un exemple académique). Si l’on considère cela, on obtient une image complète : le passé colonial de l’Amérique latine est lié à l’Europe, en tant qu’« ancien » colonisateur, mais aussi directement aux États-Unis, comme nouvelle sorte de colonisateur.
Il est naturel pour tout patriote d’Amérique latine de détester Washington, tout aussi naturel que pour un nationaliste de Galicie de haïr Moscou.
À présent, et à son propre détriment, Washington demande que l’Amérique latine déteste Moscou et agisse contre elle, et les latino-américains voient bien qu’on essaye de les attirer dans un conflit entre la Russie et l’une de ses anciennes colonies, et que ce sont les États-Unis qui essayent de les y attirer — les mêmes États-Unis pour lesquels envahir des colonies constitue une manière traditionnelle de mener leur politique étrangère — et leur réponse est desaparecer, ou pour le Brésil, ir embora.
Le monde unipolaire n’est plus, et il n’est plus non plus d’Amérique unipolaire. Ni leur argent, ni leur armée, ni leur influence politique ne suffisent désormais aux États-Unis pour conserver l’emprise sur leur arrière-cour, et l’incorporer dans un système de pressions économiques contre la Russie. C’est à cela que ressemble la fin de la décolonisation et la défaite du racisme — l’obtention de la liberté par des pays jusqu’alors opprimés et encore en retard économiquement, qui constituent pas moins d’un continent et demi.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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