Ukraine : le temps des mauvais généraux
De toutes les citations de Charles de Gaulle, celle que je préfère sont les quatre phrases qui ouvrent son discours du Caire le 18 juin 1941 pour le premier anniversaire de son appel. Il y écrivait l’Histoire de façon irréfutable. En décrivant l’effondrement de 1940 et le coup d’État réalisé par Pétain et Laval pour capituler et assassiner la République.
« Le 17 juin 1940 disparaissait à Bordeaux le dernier gouvernement régulier de la France. L’équipe mixte du défaitisme et de la trahison s’emparait du pouvoir dans un pronunciamento de panique. Une clique de politiciens tarés, d’affairistes sans honneur, de fonctionnaires arrivistes et de mauvais généraux se ruait à l’usurpation en même temps qu’à la servitude. Un vieillard de 84 ans, triste enveloppe d’une gloire passée, était hissé sur le pavois de la défaite pour endosser la capitulation et tromper le peuple stupéfait. »
Dans la composition de l’équipe mixte du défaitisme et de la trahison, chacun en prenait pour son grade. Il ne manquait personne, et malheureusement, leurs héritiers sont encore aujourd’hui au pouvoir. Des politiciens tarés, il n’en manque pas au premier rang d’entre eux, l’actuel Président de la République, les affairistes sans honneur sont là avec nos oligarques, et quant aux fonctionnaires arrivistes Alexis Kohler et Jean-Pierre Jouyet constituent les emblèmes de la cohorte.
Quid des mauvais généraux ? La guerre en Ukraine nous a offert dans les médias un impressionnant spectacle de nullité professionnelle et morale. Absolument pas gêné de raconter n’importe quoi, les militants de la cause des États-Unis côtoyant les incompétents, et à l’aide parfois d’un véritable racisme anti russe, les galonnés nous ont servi tous les narratifs ineptes sur la « débandade » russe.
C’est aujourd’hui le général Pellistrandi, rédacteur en chef de la Revue de la Défense nationale, qui nous en donne un bel exemple. Il a commis dans Atlantico, une interview à la gloire de la doctrine militaire allemande et américaine mise en œuvre avec les succès que l’on connaît. Pour lui, les « formidables exploits » des ukrainiens seraient dus à l’adoption de cette doctrine. Les Russes étant eux de gros abrutis qui ne gagnent que par la loi du nombre.
Une fois de plus, nous avons demandé à Sylvain Ferreira notre historien militaire préféré de s’y coller. Il reprend méthodiquement les éléments théoriques indispensables qui permettent de comprendre ce qui se passe. Et de voir que certains de nos cadres militaires ont une bonne demi-douzaine de guerre de retard.
Régis de Castelnau
Les errements doctrinaux des experts militaires occidentaux
Après plus de cent jours de guerre en Ukraine, certains experts militaires occidentaux sombrent de plus en plus intellectuellement pour tenter de minimiser l’ampleur de la victoire russe qui se dessine lentement mais sûrement. Après avoir annoncé tour à tour l’effondrement de la logistique russe (munitions, missiles, transports, nourriture) puis celui du moral des combattants, voilà qu’ils reviennent à la charge. Cette fois, leurs attaques se placent sur le plan doctrinal avec, notamment, l’interview du général Pellistrandi publiée par Atlantico interview dans laquelle il tente de discréter l’armée russe et sa doctrine.
La fascination pour l’héritage militaire germano-prussien
Depuis la fin de la guerre franco-prussienne en 1871 et jusqu’à la fin des années 70, les états-majors occidentaux ont éprouvé une fascination, souvent malsaine, à l’égard de la doctrine militaire prussienne et de ses évolutions jusqu’en 1945. Ce phénomène prend racine lors de l’examen des causes de la défaite française jusqu’au tournant du 20e siècle. Les historiens comme les militaires de l’époque mettent en avant le rôle du grand état-major prussien, première structure professionnelle permanente de ce type dans l’histoire, dans la planification et l’exécution des opérations contre l’armée française impériale, puis républicaine. Pour certains esprits simplistes et réducteurs, sa supériorité intellectuelle, amplifié par la présence du général Moltke « l’ancien » à sa tête, est la cause principale de la victoire de la coalition emmenée par la Prusse. Surtout, les généraux allemands se sont appuyés sur un concept original de l’exercice commandement : l’Auftragstaktik. Ce concept préconise de fixer une mission à une unité mais de laisser au chef de cette unité le soin d’adapter les moyens de la remplir sans que le niveau de commandement supérieur n’interfère dans ce processus. La souplesse et la décentralisation de la chaîne de commandement sont les clefs de cette doctrine. Si à l’échelle tactique, cette approche est redoutable entre les mains d’un corps d’officiers professionnels secondés par des sous-officiers aguerris, au niveau stratégique, elle peut provoquer des catastrophes. La fascination pour ce modèle va toutefois perdurer jusqu’en 1914, en gommant ou en minimisant les lacunes réelles et sérieuses des armées allemandes au cours de la guerre de 1870, à commencer par la surprise stratégique créée par la IIIe République lorsqu’elle décide, au lendemain de la défaite de Sedan, de poursuivre la guerre à outrance.
Dès le début de la Grande Guerre, le sentiment de supériorité de l’armée impériale allemande, tant en son sein que vu par ses adversaires, joue encore un rôle déterminant dans l’appréciation des opérations sur la Marne et l’ampleur de la victoire française, jugée miraculeuse par les vainqueurs, alors qu’elle relève pourtant d’un réel ascendant (momentané) de l’état-major dirigé par Joffre sur celui dirigé par Moltke « le jeune »[1]. Malgré cette victoire indéniable, les conceptions doctrinales allemandes continuent de fasciner jusqu’à la fin du conflit et ce malgré l’émergence à la fois d’une vraie doctrine tactique efficace et généralisée au sein des armées françaises mais aussi des prémices de l’art opératif dans l’armée tsariste lors de l’offensive Broussilov en juin – juillet 1916[2]. Pire, malgré l’échec manifeste de l’armée allemande lors de ses offensives de 1918 et son incapacité à se doter d’une arme blindée à l’instar de la France et de la Grande-Bretagne, la cote de la doctrine allemande, désormais essentiellement attribuée de l’émergence du couple Stosstruppen – troupes d’assaut – et barrage d’artillerie intense mais courts, continue de fasciner, à tort, les états-majors occidentaux[3].
Si la période de l’entre-deux-guerre marque une pause dans ce phénomène, le choc de mai – juin 1940 et l’invention du mythe de la guerre éclair[4] – Blitzkrieg – relance le processus de fascination à un point encore jamais atteint. Les victoires remportées ensuite par les Allemands contre l’Armée rouge de 1941 à 1943 et l’ampleur du territoire soviétique tombé sous la coupe terrifiante de la Wehrmacht accentue encore la fascination des Occidentaux qui partagent souvent le même anti-communisme que leurs homologues allemands. Mais à aucun moment ceux-ci ne perçoivent que les généraux allemands s’appuient toujours sur une maîtrise magistrale de la tactique, articulée cette fois autour du triptyque chars – avions – transmissions, mais sur des conceptions pour le moins hasardeuses sur le plan stratégique et qu’ils ignorent tout bonnement l’art opératif. Ce dernier étant pourtant, le pilier doctrinal de la victoire de l’Armée rouge sur cette même Wehrmacht à partir de l’opération Uranus en novembre 1942 (encerclement de la sixième armée à Stalingrad) jusqu’à la prise de Berlin en 1945[5].
Avec la destruction de la Wehrmacht et la défaite sans appel de l’Allemagne, on aurait pu croire que la fascination des Occidentaux allait enfin disparaître. Mais, contrairement à l’adage qui veut que ce soit les vainqueurs qui écrivent l’histoire, la Guerre Froide va rompre avec cette tradition et permettre à la doctrine allemande de survivre à la ruine de l’Allemagne. En effet, face à la menace soviétique, les Anglo-américains vont donner une chance inespérée aux généraux de la Wehrmacht tombés entre leurs mains d’écrire leurs mémoires de la guerre sur le front de l’Est pour comprendre comment vaincre l’armée soviétique en cas d’invasion de l’Europe occidentale. Trop heureux de pouvoir s’exprimer, et surtout de se dédouaner de leurs erreurs et de leur collusion avec le nazisme, les Guderian, Manstein et autres Gehlen vont se jeter sur l’occasion pour clamer qu’ils ont été victimes du seul nombre – le rouleau compresseur russe – et des erreurs stratégiques commises par le seul Adolf Hitler. La doctrine développée par la Wehrmacht sort indemne de ce retournement inattendu de l’histoire ! Ainsi, dès les années 50, les différentes armées de l’OTAN – l’US Army en tête – adoptent-elles une doctrine basée essentiellement sur les conclusions des vaincus. L’accent est donc mis sur la maîtrise tactique et sur des équipements de pointe pour la mettre en oeuvre.
Une parenthèse de 20 ans
A la fin des années 70 à la suite du traumatisme de la défaite américaine au Vietnam, un officier américain, le colonel David M. Glantz, commence à étudier en détail l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale et met peu à peu en lumière la faiblesse de l’approche allemande par rapport à l’art opératif soviétique. Avec la fin de la Guerre Froide, ses conclusions commencent à se répandre peu à peu au sein des armées occidentales qui réalisent, bon an mal an que les généraux de la Wehrmacht les ont abusés et que, si la maîtrise tactique des Allemands restent indéniable, leur focalisation sur ce seul aspect de la direction des opérations est la principale cause de leur retentissante défaite face à l’Armée rouge. Toutefois, étant donné la réduction des effectifs des armées occidentales et la disparition momentanée des risques de conflits de haute intensité entre armées de niveau comparable, la tactique va de nouveau s’imposer sous l’impulsion américaine comme l’alpha et l’omega de la pensée militaire en s’appuyant, avec quelques améliorations liées notamment à la numérisation du champ de bataille, sur les fondamentaux hérités de la Seconde Guerre mondiale. Enfin, pour entériner cette américanisation doctrinale, le terme d’Auftragstaktik est remplacé par celui de Mission Command qui recouvre peu ou prou la même réalité[6]. Mais depuis le début du siècle, sur le terrain, l’efficacité de cette approche n’a été vérifiée qu’au cours de conflits asymétriques : en Afghanistan, en Irak ou encore au Mali. Elle n’a jamais pu faire ses preuves dans un conflit de haute intensité entre deux armées conventionnelles. Il est donc très présompteux de l’ériger comme référence de supériorité sur le plan doctrinal.
Le basculement
Jusqu’en 2014, personne ne remet pas en cause la supériorité et la singularité de l’art opératif soviétique en Occident, mais le coup d’état du Maïdan en Ukraine va marquer le début d’un revirement progressif à ce sujet de la part de certains historiens et de nombreux officiers occidentaux, trop heureux de pouvoir revenir à leur antienne anti-russe des années 80. Le 24 février dernier, l’offensive russe en Ukraine a brisé chez certains les dernières limites de la retenue et de la décence sur ce point. Ainsi, Pellistrandi a-t-il cru pouvoir resservir à un public non initié, les mêmes conclusions que Guderian et Manstein pour justifier les échecs TACTIQUES russes en Ukraine, en déclarant que la « seule supériorité (NDA : des russes) est dans la masse, dans la quantité et non dans l’habilité tactique« . Pellistrandi oublie qu’aucune habilité tactique n’a jamais permis à un état moderne de gagner une guerre et pour cause. A l’instar des Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, les Ukrainiens forts de cette approche de commandement décentralisé et souple enseignée par les instructeurs otanesques depuis 2014, ont su effectivement porter des coups spectaculaires aux Russes mais, comme 1944-45, aucun de ses succès n’a permis de peser sur le déroulement opérationnel de l’offensive russe. Aucune marge de manoeuvre, autre que tactique, n’a été obtenue suite à un seul de ces succès, preuve que cette supériorité n’a qu’un impact limité à moyen terme et aucun à long terme. Comme à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Russes conservent seuls l’initiative opérationnelle et donc stratégique. Leur repli en ordre et sans quasiment aucune perte des secteurs de Kiev, de Tchernihiv et Soumy fin mars début avril en est une preuve magistrale. La souplesse opérative russe prouve, une fois encore, sa supériorité sur l’ascendant tactique immédiat qui fascine tant les Occidentaux.
Par ailleurs, dans le cas de la guerre en Ukraine, sur le plan tactique, Pellistrandi, et d’autres, oublient vite que les Russes et leurs alliés sont à l’offensive dans un rapport numérique défavorable. Qu’ils opèrent avec une retenue considérable soulignée par tous les observateurs américains comme Scott Ritter ou le colonel (R.) MacGregor en limitant les destructions d’infrastructures. Cela représente un obstacle supplémentaire à la mise en oeuvre de tactiques décentralisées sur le modèle occidental car l’emploi des missions d’appui-feu ne peut pas se faire systématiquement sans l’accord hiérarchique. Nous pourrons par exemple bientôt comparer l’approche russe à Marioupol par rapport à celle des Occidentaux lors de la bataille de Mossoul (octobre 2016 – juillet 2017) pour en prendre pleinement la mesure. On réalisera probablement que la prise du port de la mer d’Azov a été obtenue après moins de trois mois de combats et que les Russes et leurs alliés y sont parvenus avec un ratio de 1:2 en termes d’effectifs, ce qui est tout simplement unique dans l’histoire de la guerre urbaine moderne. Le niveau de destructions des infrastructures semble d’emblée bien moins important que celui constaté à Mossoul à l’été 2017. De plus, la supériorité tactique ukrainienne, tant vantée par Pellistrandi et ses semblables, montre toutes ses limites depuis que les Russes opèrent dans des secteurs où une grande partie des civils a fui. La supériorité de l’artillerie, arme au rôle central dans l’armée russe depuis le 18e siècle, peut alors se manifester pleinement pour porter des coups dévastateurs aux groupements tactiques ukrainiens. Enfin, Pellistrandi ne dit pas un mot de ce que les experts américains n’hésitent plus à souligner au sujet de la corruption de l’armée ukrainienne[7] qui entrave son efficacité opérationnelle à tous les niveaux. Des équipements occidentaux dont des Javelin sont, par exemple, revendus par certains officiers sur le darknet au lieu d’être acheminés sur la ligne de front. De même, plusieurs unités se plaignent d’avoir été purement et simplement abandonnées par leur hiérarchie. En termes de supériorité tactique, on a vu mieux.
Comme la Wehrmacht en 1945, l’armée ukrainienne a pu faire illusion dans certains cercles pendant quelques semaines au prix du sacrifice courageux et indéniable de ses meilleurs fils, mais il est criminel pour le peuple ukrainien de croire que cela suffira pour prendre l’ascendant sur l’armée russe qui, malgré ses difficultés tactiques, a toujours une longueur d’avance sur les Occidentaux grâce à l’art opératif.
par Sylvain FERREIRA de Veille Stratégique
(https://siteveillestrategique.blogspot.com/ et https://t.me/veillestrategique )
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