L'extrême-gauche, encore et toujours,
contre les ouvriers
La maladie infantile du communisme (une suite à Lénine) :
Il y a une grande différence entre l’activité révolutionnaire dont le centre et la raison d’être se trouve au final dans l’intérêt et dans l’action du prolétariat et l’activité politique d’extrême-gauche qui volontiers prêche la révolution, mais pas de manière à la rendre populaire parmi les masses !
Cette tendance politique n’est en effet pas du tout une expression du prolétariat, ni même de la petite bourgeoisie, mais plutôt une expression de secteurs ou d’individus déclassés de la bourgeoisie proprement dite, et de son intelligentsia. Il faut rechercher le sens et la fonction sociopolitiques de l’extrême-gauche dans les contradictions internes de la bourgeoise : fractions montantes, ou au contraire groupes fragilisés à le recherche de rentes, problèmes d’affectation des héritiers, des cadets, des parents pauvres, ou parfois comme ce fut le cas autour de mai 1968, une dynamique de transformation inhérente au capital lui-même, et à son besoin d'un panel à qui proposer le renouvellement des marchandises à offrir sur le marché.
On voit que l'origine sociologique de l'extrême-gauche est presque la même que celle de l’extrême-droite internationale classique, avant qu’elle ait reçu la correction de 1945 administrée par l’Armée Rouge.
Extrême-gauche et extrême-droite ont en commun le culte de Nietzsche et la haine de l’URSS - et souvent aujourd'hui, rancunier comme ils sont, de la Russie.
La gauche et l’extrême gauche dans le système cohérent de la vie politique bourgeoise, sont formées de ceux qui veulent changer l’ordre capitaliste pour l’améliorer, le modérer, le rendre plus humain, et les plus extrêmes dans cette direction sont ceux qui pensent avoir quelque chose à gagner directement dans la dramatisation de l’agitation politique notamment en attirant l’attention sur leur personne.
Il y a dans tous les partis des professionnels de la politique, et sans eux, pas de continuité ni d’action cohérente possible, mais ces professionnels peuvent rester au service du prolétariat, ou se servir de sa cause, pour se servir eux-mêmes, et entre les deux comportements plutôt qu’une frontière bien délimitées par des grands principes (mais la moralité individuelle joue aussi son rôle) il y a plutôt une zone grise de transition. On trouve rarement dans la biographie d’un militant 100 % d’abnégation, ou 100 % d'opportunisme.
Le critère de distinction entre le groupe révolutionnaire prolétarien et le groupe d’extrême-gauche à l’agitation spectaculaire, mais politiquement passif ou même nocif, est donc non pas le radicalisme verbal mais le réalisme politique, et la volonté d’exercer le pouvoir au nom du prolétariat.
Bien entendu, nous considérons ici comme « d’extrême-gauche » ceux qui se désignent eux-mêmes ainsi, ou qui se satisfont de cette étiquette quand elle leur est accolée par les autres et par les médias. Nous les désignons plus généralement comme les « gauchistes », comme le faisait Lénine, qui visait dans sa brochure de 1922, La maladie infantile du communisme, le courant conseilliste ou « soviétiste » qui se revendiquait exagérément de Rosa Luxembourg et qui interprétait littéralement le slogan « tout le pouvoir aux soviets » comme un appel à l’autogestion généralisée. Et dont Socialisme ou Barbarie et les situationnistes sont des continuateurs, deux générations plus tard (l’Internationale Situationniste fut fondée par Debord et ses acolytes en 1957). Mais le gauchisme comme tradition politique bourgeoise relève plutôt d’autres courants, moins innocents, aux financements plus opaques, dont les développements principaux sont d’ailleurs bien postérieurs à Lénine, ce sont le communisme libertaire anarchiste individualiste, le trotskysme, et le maoïsme de salon.
Ce qui caractérise tous ces courants, c’est le refus des étapes intermédiaires entre la situation présente et le communisme, et le refus des compromis et des alliances provisoires nécessaires pour y parvenir. C'est l'incompréhension de la dialectique (on ne comprenait pas, par exemple, qu'il faille faire la guerre à Hitler pour préserver la paix). Et donc le refus, théorisé ou non, de l’État socialiste et de sa politique machiavélienne, et de sa stratégie qui pour en être une ne peut pas être à tout moment transparente.
Ce critère de la pratique peut être parfois difficile à utiliser : si un gauchiste comme Mélenchon en arrive à briguer réellement le pouvoir, il devient du même coup relativement plus légitime qu’un parti prolétarien trop faible pour envisager ce but. Parfois des politiciens douteux se retrouvent à leur propre étonnement dans un costume trop grand pour eux. En général ils ne le restent pas très longtemps.
D’autre part il s’est développé, de concert avec l’écologisme (qui a beaucoup de liens à son origine avec le courant anarchiste - mais aussi avec la réaction antidémocratique), un nouvel esprit gauchiste non seulement sectaire comme il l’a toujours été, mais sectoriel, communautaire, séparatif, « intersectionnel » qui met l’accent sur les luttes de minorités considérées à tort ou à raison comme particulièrement opprimées.
Ce faisant il n’aide en rien les membres des dites minorités qui sont réellement opprimés, c’est à dire ceux qui font partie du prolétariat. Et quant aux autres, ils n’ont pas vraiment besoin d'aide !
Ce gauchisme est la continuation, mais aussi la métamorphose et dans bien des cas l’inversion des combats pour les droits civiques qui ont marqués les années 1960 et 1970 dans les métropoles occidentales. Pour l’essentiel, ces combats ont gagné la partie à l’époque et les discriminations institutionnelles ont disparu : les dates charnières étant la promulgation de l’amendement des droits civiques en 1964 aux États-Unis, et la fin du type de société qualifiée par Foucault (parangon intellectuel du gauchisme libéralisant) de « société disciplinaire », à la suite des mouvements qui comme mai 68 terminent l’histoire du mouvement ouvrier traditionnel, tout en écrivant les premières pages des « révolutions colorées » libérales. Le laissez-faire des mœurs et le laissez-faire économique sont les deux expressions du même slogan des années-fric, « chacun fait ce qui lui plait-plait-plait », comme on dit dans la chanson Chagrin d’Amour (1980).
Or la situation générale des minorités dans le nouvel âge du capitalisme post 68 – et on inclura pour la commodité de la démonstration les femmes qui ne sont pas une minorité – c’est la réalité de leur émancipation. Cette émancipation, qui concerne aussi bien les Noirs américain que les Français d’origine maghrébine, les femmes que les homosexuels, les indigènes américains et les minorités ethnolinguistiques un peu partout dans le monde, et même les groupes religieux dissidents, se caractérise par la recomposition à la faveur du mouvement dans leurs rangs d’une bourgeoisie et d’une petite bourgeoisie interne qui prétend au droit de représenter l’ensemble de la communauté sur des bases inter-classistes, et qui s’accapare tout le fruit matériel de la lutte émancipatrice. Les Afro-Américains ou les français d’origine maghrébine sont invités à se sentir libres parce qu’ils peuvent s’identifier à des présentateurs de télévision, des vedettes du sport ou du show-biz, des ministres, ou à de grandes fortunes, et qu’ils peuvent s’ils le souhaitent suivre exclusivement des canaux de diffusion culturels animés à leur intention où ils ne verront que des gens qui leur ressemblent.
Le capitalisme va flatter ces représentants (qui ne sont jamais démocratiquement désignés) et même leur accorder le bénéfice d’une discrimination positive, qui consiste non pas à leur faire une place parmi la bourgeoise déjà nantie et bien installée (d’où chez eux le maintien d’un sourd ressentiment), mais à leur réserver un quota favorable parmi ceux qui sortent des classes exploitées et qui réussissent leur promotion dans la bourgeoisie. La discrimination positive des minorités pour favoriser l’ascension sociale de quelques individus est donc en fait une discrimination tout court à l’encontre des prolétaires sans qualité, c’est à dire n’appartenant pas à une minorité.
Le discours bourgeois est à peu près celui-ci : enrichissez vous comme l’ont fait les plus méritants ou les plus valeureux de vos représentants, et le discours victimaire qui n’en continue pas moins ne porte finalement plus que sur ce point : contrairement aux promesses, il n’est pas possible d'enrichir tout le monde, ni de s’enrichir autant qu’on le voudrait. Et comme on sait, le désir est sans limite.
Pour la grande majorité, qui ne change pas de classe sociale au cours de sa vie, cette politique n’a aucune autre effet que celui de rendre invisible ses revendications. Pour prendre un exemple comme un autre, un ouvrier d’industrie n’a rien à perdre objectivement à une extension des droits des groupes estampillés LGTB (etc.) mais il va quand même bien souvent en prendre ombrage, non pas tant parce qu’il serait un homophobe irrécupérable mais parce qu’il aura le sentiment hélas justifié que cette cause n’est en fait mise en avant dans les médias et les partis politiques que pour prendre la place de la sienne, qu’il estimera, et je pense justement, bien plus universelle bien que trivialement matérialiste. A terme, ce sentiment de frustration, et cette jalousie de la bonne place accordée dans les médias aux surenchères permanentes des représentants des minoritaires peut finalement contribuer à diffuser massivement une sorte de racisme secondaire qui s’appuiera sur le constat que ces néo-bourgeois sont effectivement favorisés, et particulièrement pour l’accès au quart d’heure de célébrité à laquelle se résume l’idée du bonheur post-moderne.
Minoritaire ou non minoritaires doivent pourtant tous les deux se préoccuper de leur beefsteak, même s’il est préparé à base de tofu. Mais le porte-parole minoritaire qui milite en tant que tel a déjà résolu ce problème et vise plutôt à obtenir de tous les autres non plus un droit à l’indifférence qui est acquis depuis longtemps, mais une reconnaissance spéciale qui ressemble beaucoup à une résurrection en plein XXIème siècle de la notion de privilège. Et on remarquera que les minoritaires entre eux n’ont pas particulièrement de tolérance pour les privilèges de reconnaissance revendiqués par une autre minorité.
Par réaction, la majorité sans qualité en vient à réclamer le privilège de l'antériorité, et à se « minoriser » en se réfugiant dans le roman historique et les clichés scolaires de l’histoire de France, et la boucle est bouclée.
Par contre, le beefsteak, (et le fromage, le vin, et le couscous) ils l’ont tous en commun, et pendant qu’ils se disputent entre eux sur leurs identités respectives, ils sont tous en train de se le faire rogner à l’âge du capitalisme hyper tolérant, mais encore plus hyper exploiteur.
Et donc n’en déplaise à Frédéric Lordon, les femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignoles sont des ouvrières qui ne sont pas prêtes à lâcher le beefsteack, et non des « noires », ou des « femmes », bien qu’elles soient presque toutes des femmes noires. Ce ne sont pas des filles à papa qui revendiquent un coupe-file pour passer à la télé et servir de faire-valoir à Zemmour, mais des travailleuses qui luttent contre l’exploitation, pour le bien de tous !
GQ 8 juin 2021, relu le 2 septembre 2022
PS : Je critique les gauchistes dans leur concept, mais je suis conscient du fait que des personnes dont l'engagement de fait pas de doute peuvent se retrouver dans leurs rangs, comme ce fut d'ailleurs mon cas, par erreur de jeunesse, ou par les hasards de l'existence. L'erreur est humaine; persévérer dans l'erreur est diabolique.
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