mercredi 19 juillet 2023

Socialisme réel, essai de bilan critique (1/3) : la sclérose des cadres

18 Juillet 2023 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #GQ, #Front historique, #Economie, #Russie

 

Le problème principal du socialisme est la sclérose des cadres. Leonid Brejnev en serait peut être le symbole, s'il n'avait pas servi de bouc émissaire trop facile pour justifier la stagnation soviétique des années 1980, qui annonçait la trahison dite de la "Perestoïka":

 


 

Pour devenir une force matérielle, la critique prolétarienne doit être portée et cultivée par une organisation de classe, unie et disciplinée pour l’action, sous la direction d’une couche intellectuelle, qui est soit formée exprès pour cela, soit composée de professionnels ralliés qui ont été formés par l’éducation bourgeoise. Cette unification des volontés sous la volonté générale de la classe ouvrière dont la stratégie du parti est la forme consciente donne une puissance considérable au prolétariat et c’est ce qui lui permet parfois de vaincre la bourgeoisie, et de conquérir le pouvoir d’État, qui est indispensable à la réalisation d’une société sans classes.

Mais cette intégration en une seule volonté ne va pas sans inconvénients : elle se fait sous une forme pyramidale où la conscience finit par s’éteindre à la base, et à subsister seulement dans un sommet étroit, un État-major, qui dialogue bien davantage avec l’ennemi (Hitler, Churchill, Truman) qu’avec la « base ». Lequel État-major, à la disparition de la génération révolutionnaire proprement dite, se transforme en élite bureaucratique, puis en mafia de capitalistes honteux. Tant que les volontés unifiées dans le parti coïncident avec intelligence avec les buts stratégiques, le parti conserve sa dynamique; dès qu’il s’y substitue une adhésion conformiste et automatique, à finalité de plus en plus carriériste, la vie disparait petit à petit des organismes qui le composent dans les villes, les entreprises, dans des pays entiers. Et la sclérose ne se combat pas efficacement ou en tout cas pas seulement avec des injonctions venues d’en haut, elle nécessite aussi la mise en place de structures qui fonctionnent avec une sorte d’automatisme de manière à l’éliminer.

Dans le contexte de la domination politique de la  bourgeoise ce sont les compétitions électorales entre les prétendants au pouvoir qui limitent la sclérose de la couche politique. « Science Po » , et les autres instituts d’étude politique, les écoles de journalisme sont autant d’écoles des cadres de la bourgeoisie, qui fonctionnent dans ce but.

Pour abréger : l’unité disciplinée pour l’action au-delà d’une certaine durée sclérose et détruit la créativité et l’initiative, et particulièrement dans la couche intermédiaire des cadres du parti, le noyau humain stratégique indispensable à la continuité de sa stratégie à long terme. Le parti, selon Gramsci, articule trois niveaux humains : la classe prolétarienne proprement dite (en son temps, la classe ouvrière des grandes usines de Turin), qui adhère progressivement à une ligne qui reflète ses intérêts et ses aspirations historiques (et se détache aussi, et souvent beaucoup plus vite, d’une ligne contraire), un appareil intermédiaire qui est l’essentiel de la force humaine du parti, et qui garantit sa continuité sur une longue durée, y compris dans la clandestinité, et un groupe dirigeant, décisif dans une organisation de lutte. La bourgeoisie le sait, à tel point qu'un aspect essentiel est sa neutralisation, par corruption ou par extermination, selon les situations et selon les personnalités en cause. L’extermination des juifs par les nazis, considérés-fantasmés comme une élite subversive, est un cas extrême, particulièrement délirant, mais relevant de la logique de cette stratégie.

Le groupe dirigeant est précieux, indispensable, mais remplaçable; le mouvement a toujours su produire de grands hommes, c’est au niveau des « hommes moyens », si l’on peut dire, ceux de la médiation entre la classe et sa direction qu’il a tout à gagner et tout à perdre.

Or il y a certainement un problème de la formation des cadres communistes, à tel point que l’on peut  se demander si l’expression n’est pas un oxymore, et en passant, pourquoi l’Union Soviétique a laissé se former une intelligentsia si massivement réactionnaire et idiote dont les enfants gouvernent encore, à Moscou ou à Kiev. Comme disait le dramaturge polonais Gombrowicz, le problème avec l’intelligence, c’est qu’elle est bête. Surtout dans les pays de l’Est.

Dans certaines conjonctures politiques, où les contradictions internes de l'aristocratie et de la bourgeoisie jouent au maximum, où la répression alterne avec des moments de libéralisme, la lutte politique et sociale permet de sélectionner des militants de grande valeur qui conservent une initiative individuelle intacte tout en étant parfaitement fiables pour la mise en œuvre de la ligne stratégique. Tel était le cas de la Russie semi-tyrannique de 1860 à 1917 qui oscillait entre arbitraire et laxisme, massacres atroces et périodes où la révolution était la coqueluche des salons aristocratiques. Le libéralisme stabilisé, au contraire, ne l’est en général que parce qu’il n’est pas vraiment libéral, politiquement s’entend, parce qu’il a trouvé le moyen de neutraliser durablement le prolétariat, en général par une active propagande dosée de répression, et par la domestication des couches intellectuelles qui produisent cette propagande et redoutent cette répression (comme aux États-Unis depuis 1946, comme en France depuis 1981).

La tyrannie ouverte et permanente quant à elle s’avère une arme à double tranchant : les dictatures fascistes vaincues servent de pâture à la révolution. La tyrannie non-létale de la pseudo-démocratie libérale est beaucoup plus durable.

Notre conjoncture présente ne facilite pas cette sélection de cadres pouvant structurer un parti du prolétariat qui fournirait les conditions subjectives de la révolution. Des partis totalement déterminés par un agenda électoral ne peuvent pas établir cette sélection, et le concept même d’une épuration de leurs éléments médiocres moralement ou intellectuellement fait horreur à leur dégénérescence démagogique.

Dans une démocratie libérale (ceci dit pour parler comme tout le monde car ce n’est pas de démocratie qu’il s’agit mais de son contraire, et son libéralisme est de plus en plus formel) participer aux élections reste indispensable (exception faite bien entendu de ce sondage d’opinion doublé d'un acte d'allégeance qu’est l’élection du parlement européen!), tout autre choix pour le moment ayant toujours condamné ceux qui l’ont fait au néant politique, et quitte à y participer il faut le faire pour gagner des positions réelles et non pour figurer à la télévision. Mais sachant aussi que la victoire à des élections décisives est absolument proscrite par le fonctionnement réel des institutions « démocratiques » on se retrouve dans la situation perdue d’avance d'avoir à sélectionner des militants et des cadres dans un but impossible à atteindre, sans pouvoir se l’avouer. Choix d’autant plus regrettable que la compétition électorale reproduit au fond entre les mandants et les mandataires le schéma d’aliénation de classe qu’il s’agit de combattre. 

Le problème est posé. Sans prétendre le résoudre en deux minutes, quand un siècle n'y a pas suffi, on peut tout de même observer que :

 - pour qu’il ait envie à nouveau de se lancer dans la révolution avec les risques non négligeable qu’elle comporte, pour qu’il ait de nouveau les ambitions de l'aventure historique de grand format, le prolétariat doit s’éduquer à nouveau dans ce sens,

- et cette éducation doit tenir compte de la nécessité de prévenir la sclérose, et non de manière improvisée et quelque peu hystérique, comme en Chine pendant la Révolution Culturelle, avec de bonnes intentions mais d'assez mauvais résultats.

Il doit la prévenir de manière permanente, organique et dialectique.

En ce sens, l'adoption et l'adaptation au gouvernement prolétarien des partis comme des États d'un certain nombre de règles juridiques et de pratiques formelles d’origines bourgeoises, ou même plus anciennes, celles-là même que le groupe dirigeant "stalinien" voulait réintroduire en URSS dès 1936, peuvent y contribuer : vote secret, candidatures multiples, organisation équitable de la campagne électorale, désignation des candidats par le peuple, et il faudrait y ajouter les mandats révocables, et une culture du journalisme critique aussi, pour remplacer celle qui disparait aujourd'hui dans la presse bourgeoise. Par contre la légalisation de partis d'opposition que ne refléteraient guère que les intérêts de puissances étrangères et de leurs protégés serait une erreur fatale et une forme de capitulation.

Cuba et la chine aujourd'hui sont dans une certaine mesure des laboratoires de cette exploration du nouveau socialisme, qu'il faut étudier et soutenir.

GQ, 28 février 2014 (revu le 18 juillet 2023)

 

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