Mystère de la fausse conscience : le secret de la servilité désintéressée, révélé par Robert Musil
A verser au dossier de la fausse conscience des intellectuels des médias et des institutions :
Il est question ici du père de "l'homme sans qualités", juriste autrichien, saisi dans son intimité bourgeoise en 1913.
" ... Lui-même avait débuté comme précepteur dans de grandes maisons,
au temps de ses études; plus tard, stagiaire chez un avocat, et alors
même que ce n'était plus une nécessité, son propre père étant déjà un
homme aisé, il avait continué. Par la suite, devenu privatdocent, puis
professeur à l'Université, il se sentit payé de ses peines; car le soin
qu'il avait mis à entretenir ces relations fit qu'il s'éleva peu à peu
au grade d'avocat-conseil de la quasi-totalité de la noblesse féodale de
son pays, bien qu'il n'eût plus besoin, alors, d'un à-côté. Mieux
encore: longtemps après que la fortune ainsi amassée eut réussi à
soutenir la comparaison avec la dot d'une famille d'industriels rhénans
que lui avait apportée la mère de son fils, précocement décédée, il
gardait encore les relations qu'il avait nouées dans la jeunesse et
consolidées dans l'âge mûr. Bien que l'érudit, parvenu désormais aux
honneurs, se fût retiré des affaires juridiques et n'exerçât plus
qu'occasionnellement une activité grassement payée d'expert, tous les
événements qui touchaient au cercle de ses anciens protecteurs n'en
furent pas moins soigneusement consignés dans son journal, reportés avec
la plus grande minutie des pères aux fils et aux petits-fils, et il
n'était pas de promotion, de mariage, de fête ou d'anniversaire sans
qu'une lettre, délicat mélange de déférence et de souvenirs communs,
vînt en féliciter le destinataire. Non moins ponctuelles étaient à
chaque fois les réponses, brèves, qui remerciaient le cher ami et
l'estimé savant.
Ainsi son fils découvrit-il dès sa jeunesse ce don, typiquement
aristocratique, d'un orgueil dont les pesées sont presque inconscientes,
mais néanmoins infaillibles: savoir mesurer exactement le degré
d'amabilité requis; et la servilité, devant les propriétaires de
chevaux, de domaines et de traditions, d'un homme qui appartenait
pourtant à la noblesse de l'esprit, l'avait toujours exaspéré.
Mais si son père ne sentait pas cela, ce n'était point par calcul,
seul son instinct naturel l'avait fait ainsi thésauriser une grande
carrière : il devint non seulement professeur, membre d'académies
diverses et de maint comité scientifique ou politique, mais encore
chevalier, commandeur et même grand-croix d'ordres importants, jusqu'à
ce que Sa Majesté, après l'avoir nommé membre de la Chambre des
Seigneurs, lui accordât finalement la noblesse héréditaire. Dans cette
assemblée, l'érudit, ainsi distingué, se rallia à l'aile bourgeoise
libérale, qui se trouvait parfois en opposition avec le parti de la
haute noblesse; il est significatif qu'aucun de ses nobles protecteurs
ne lui en ait voulu ou ne s'en soit même étonné : on n'avait jamais vu
en lui autre chose que l'incarnation de la bourgeoisie montante. Le
vieux monsieur prenait une part active aux travaux de législature, et
même quand un scrutin le trouvait du côté bourgeois, l'autre côté, loin
d'en éprouver quelque rancune, feignait d'ignorer ce manque de tact. Son
activité politique se confondait avec ce qui avait été jadis sa
fonction; il s'agissait toujours de concilier une science supérieure et
parfois prudemment réformiste avec l'impression qu'on pouvait néanmoins
se reposer sur son dévouement personnel, et le précepteur des fils,
devenu précepteur des Pairs, comme disait plaisamment son héritier,
n'avait apporté à cette méthode aucune modification essentielle" (...)
"Comme chez beaucoup d'hommes qui atteignent à une situation
importante, c'était, à mille lieues de tout égoïsme, un amour profond
pour ce que l'on pourrait appeler l'utilité publique et
suprapersonnelle, en d'autres termes, un respect tout honorable de cela
sur quoi l'on fonde son avantage, non point parce qu'on le fonde, mais
en même temps qu'on le fonde, en harmonie avec ce fait, c'est-à-dire,
somme toute, pour des raisons tout à fait générales. La chose est
d'importance: un chien de race, s'il cherche sa place sous la table à
manger sans se laisser détourner par les coups de pied, ce n'est point
par bassesse de chien, mais par attachement et fidélité; et dans la vie,
ceux-là mêmes qui calculent froidement n'ont pas la moitié du succès
qu'obtiennent les esprits bien dosés, capables d'éprouver, pour les
êtres et les relations qui leur sont profitables, des sentiments
vraiment profonds".
Robert Musil, l'Homme sans Qualité
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