Quand les médias parlent du DÉCONFINEMENT
[La tribune de Pierre ARNAUD]
Chers tous,
Dans
tous les médias, il n'est bruit que du déconfinement. Néanmoins, les
conditions dans lesquelles il interviendra soulignent, quand elles ne
les accroissent pas, les inégalités de la société et les avantages dont
jouissent les dominants (politiques et économiques). Ce que, bien
entendu, les médias taisent...
1. On
a souvent dit que les privilèges essentiels, primordiaux, dont
jouissaient les dominants ce n'était pas la richesse, c’étaient l'espace et le temps.
1.1.
Le premier luxe des dominants, c'est l'espace, dans ses deux
dimensions. D'abord ils ont des lieux de résidence bien plus vastes que
ceux des pauvres. Et le confinement actuel a souligné les difficultés,
la détresse des plus pauvres à être confinés près de deux mois dans des
appartements minuscules - et le confort des plus riches dans des
appartements de 100 à 200 m² au minimum (avec jardin ou parc associés).
De surcroît, les dominants n'ont pas une seule "maison", ils en ont
plusieurs - et ne se gênent pas pour effectuer des allers et retours
entre leurs propriétés, comme Geoffroy Roux de Bézieux, patron du
MEDEF, qui navigue sans vergogne entre sa maison de l'île de Ré et son
domicile parisien, en violation des règles du confinement.
1.2
L'autre dimension de l'espace, pour les dominants est qu'ils se
déplacent beaucoup, et loin. D'abord entre leurs multiples résidences,
puis dans des lieux où ils rencontrent leurs semblables, en Europe, en
Amérique, sur tous les continents et océans. Alors que les pauvres se
déplacent peu : ils ne prennent jamais de vacances, et certains jeunes
de Seine-Saint-Denis (le "93") n'ont jamais même franchi le périphérique
pour aller à Paris intramuros. Avec la pandémie, c'est encore accentué :
jusqu'au 11 mai, on ne peut se déplacer que dans un rayon de 1 km.
Après, ce sera 100 km, mais pas plus.
Mais
pour les gouvernants, les parlementaires, les préfets, les maires, les
présidents de grandes villes ou d'assemblées régionales et
départementales, les PDG, l'armée, la police, le déplacement, c'est
partout. Et pour les PDG, les actionnaires majoritaires du CAC 40, c'est
partout et avec des avions privés.
1.3.
L'autre avantage dont jouissent les dominants, c'est le temps. Les
dominants n'ont pas à faire leurs courses eux-mêmes, ni le ménage, ni la
cuisine, ni les soins du linge. Ils n'ont pas à cirer leurs chaussures,
ni à faire leur lit. Ils n'ont pas à faire travailler leurs enfants, à
gérer leur budget, à amener leur voiture au contrôle technique, au
garage pour les révisions ou les réparations, ni même pour faire un
plein d'essence : d'autres s'en chargent. Et tout cela, pour le commun
des mortels, prend un temps considérable.
Or,
avec le déconfinement, les Français - surtout les plus modestes ou les
plus fragiles, par exemple les patrons de PME à la trésorerie mal
assurée - vont se trouver avec un emploi du temps plus chargé : plus de
temps pour aller au travail (dans des transports en commun plus rares,
ou à vélo, ou à pied), ou pour s'occuper des enfants qui auront été
gardés à la maison, ou pour effectuer des démarches - auprès des
banques, des assurances, des organismes sociaux, des mairies des
administrations départementales ou régionales, des associations
caritatives pour ne pas voir leur affaire couler ou pour ne pas sombrer
dans la misère. Et, compte tenu du retard accumulé par les médecins,
cliniques et hôpitaux, ils risquent d'attendre encore plus longtemps
pour se faire soigner.
2.
La deuxième inégalité est celle des capacités de riposte. Les salariés
et les retraités ne disposent pas de l'outil de production, ils ne
disposent pas non plus de l'argent. Leurs seules armes sont la grève et
la manifestation - ou les actions musclées, comme l'ont essayé les
gilets jaunes. Or, avec les nouvelles règles de distanciation physique (et non pas "sociale",
comme on le dit faussement - et laidement...), il est difficile
d'organiser une manifestation ou d'y participer. Or la période du
confinement a permis à la police d'expérimenter des outils - comme les
drones munis de haut parleurs, qui s'ajoutent aux moyens de répression.
3. Cette
fragmentation du pays en unités isolées nous ramène, à maints égards,
un peu plus de 230 ans en arrière, avant la Révolution. Quelle était la
situation, à l'époque ? Il n'y avait pas une France, mais des provinces.
Les circonscriptions politiques, judiciaires, fiscales, militaires,
ecclésiastiques... étaient de taille très variable et ne se recoupaient
même pas ! Les poids et mesures différaient, les institutions (entre
pays d'états et pays d'élection, entre pays de grande gabelle, de petite
gabelle, pays rédimés, pays exempts, pays de salines) variaient d'un
pays à l'autre, les langues différaient. Les habitants de l'Alsace
avaient une vie, des mœurs, des habitudes plus proches de leurs voisins
du duché de Wurtemberg que de leurs compatriotes du Béarn.
4.
Et c'est à cette fragmentation que souhaitent nous ramener les riches,
les multinationales, les grandes banques, assurances et fonds
spéculatifs (et ceux qui sont à leur service au gouvernement) : faire en
sorte que, lors de mesures anti-sociales (comme la retraite à points,
l'augmentation du temps de travail, la réforme du Code du travail...),
ils n'aient plus à affronter, de Saverne à Biarritz, de Menton à
Granville, une riposte nationale, une riposte unie de salariés, de
retraités, de chômeurs, d'étudiants, mais une myriade de réactions
disparates, décousues, désynchronisées, éclatées selon les lieux et les
statuts sociaux. La pandémie leur offre un bon prétexte et un bon
terrain d'entraînement...
Je vous saurais gré de vos remarques, précisions, compléments et critiques.
Bien à vous
Philippe Arnaud,
Amis du Monde Diplomatique
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