lundi 11 mai 2020

Paradoxes révolutionnaires

 (texte augmenté le 9 mai)

11 Mai 2020 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Théorie immédiate, #GQ, #Front historique, #Qu'est-ce que la "gauche"
Ceci n'est pas un texte révolutionnaire
Ceci n'est pas un texte révolutionnaire
Exploration d’un paradoxe : les vrais révolutionnaires doivent-ils s’afficher comme des « révolutionnaires » ? C’est un peu le paradoxe de Machiavel : si Machiavel avait été vraiment machiavélique il n’aurait pas dit qu’il l’était.

Les révolutions historiques, sauf l’exception majeure de la Révolution d'Octobre russe, donnent l’impression sinon d’avoir été faites, du moins déclenchées par des masses qui n’étaient pas le moins du monde révolutionnaires, mais animées d’un désir de justice élémentaire, et philosophiquement conservateur.

Ou bien avaient-elles des raisons tactiques de dissimuler leur but ? Même à elles-mêmes ? Il est patent que dans bien des cas, la simple expression d’une volonté révolutionnaire suffit à marginaliser son porteur, à faire douter de son sérieux et de son esprit pratique et à le repousser dans l’inefficacité, à le couper des masses. A ce moment-là le groupuscule d’idéologie révolutionnaire peut même devenir un instrument de la faction la plus conservatrice de la bourgeoise. Ce fut le destin du trotskysme, du maoïsme ...

L’idéologie révolutionnaire s’oppose-elle à la révolution réelle ? On peut le penser, si on examine le destin ultérieur de la génération 1968 de révolutionnaires autoproclamés, qui ont pour la plupart abouti au libéralisme pro-impérialiste.

Sans s’en apercevoir, parce qu’ils sont même les philosophes parmi eux, incultes, ils ont régressés du réel à l'idéal, de Marx à Hegel. Tout cela a fait du bruit dans la pensée pure.

Debord le déclarait péremptoirement dans la Société du Spectacle : « la théorie révolutionnaire est maintenant l’ennemie de toute idéologie révolutionnaire et elle sait qu’elle l’est ». C’est bien joliment dit. Sauf que dans la pratique, c’était le discours révolutionnaire hyperbolique des situationnistes qui agressait verbalement toutes les organisations concrètes au projet révolutionnaire ! Lorsque Debord se défendait d’attaquer en priorité « les hommes de la gauche unie » en proférant en voix off de son ton méprisant habituel, devant la photo choisie au hasard d’Alvaro Cunhal (dont manifestement il ne connaissait rien du tout), "quelle gauche ? quelle union ? quels hommes ?" et bien oui, tout est dit, mon bonhomme !

Par contre, le Parti bolchevik, l’opérateur de la révolution en Russie en 1917, est explicitement révolutionnaire depuis sa fondation en 1894 et se bat pied à pied pour le rester, parce qu'il est marxiste orthodoxe, et cet engagement joue un rôle dans l'advenue de la révolution. La révolution matérialiste devient un idéal incandescent qui transfigure les masses de l’Empire russe. La révolution russe est effectivement une révolution faite par des révolutionnaires, qui savaient qu’ils l’étaient.

La révolution est une invention historique de la bourgeoisie montante, et la bourgeoisie adore les belles phrases et les longs discours, mais dans quelles conditions se transfère-elle au prolétariat ?

Il a fallu la situation particulière des grandes capitales à l’époque de la révolution industrielle et d’un petit nombre de villes industrielles, ports, régions minières, en rapide développement. Dans les faubourgs et dans les grandes usines, la révolution fermentait. Mais aujourd’hui ces cuves de fermentation n’existent plus : la bourgeoisie a redessiné la géographie du monde à toutes les échelles pour l’empêcher, pour empêcher les concentrations territoriales de ses ennemis. Il faut aussi observer que ce ne fut qu’une potentialité pas toujours actualisée : de nombreuses grandes métropoles de cette génération de villes, à commencer par les principales, Londres, New York, n’ont guère eu d’histoire révolutionnaire au bout du compte. Alors les nouveaux territoires de la révolution passent avec toutes leurs limitations évidentes, par les chambres d’écho de l’Internet.

Peuple et prolétariat y errent ensemble mais courent-ils après la même révolution ?

Le peuple quand il apparaît comme sujet de l’histoire, c’est le Tiers-État de la Révolution française. Il regroupe la future bourgeoisie et le futur prolétariat. Mais le peuple radical français ou anglais associe ouvriers les plus instruits et artisans, petits bourgeois, et jeunes étudiants des grandes villes, une "gauche unie" contre la bourgeoisie arrivée, dont le but devient le plus souvent de s’intégrer dans la classe aristocratique. S’il y a une fuite et une trahison continue des révolutionnaires de la phrase et de la chaire vers la bourgeoisie et ses carrières glorieuses ou confortable, il y a de même une fuite de la bourgeoisie productive vers les banques, les palaces et les châteaux de la classe parasitaire.

L’idéologie joue un rôle dans la création du front révolutionnaire, Rousseau et Marx ne sont pas seulement des penseurs, des théoriciens rationnels qui fournissent une interprétation du monde apte à le faire changer, ce sont aussi en quelque sorte dans l’espace moral des étendards et des lieux de ralliements.

Faire la révolution, ce n’est au commencement rien d’autre que se battre pour conserver le rosbif anglais et le pain quotidien des acquis sociaux que le progrès technique et scientifique aux mains des privilégiés met en danger. Il faut remarquer aussi que la révolution est une action ou un effet involontaire de cette lutte pour améliorer la vie, ou pour garder ce qu'elle a de bon. On peut penser que si elle s’était posée comme projet dès le simple commencement, elle aurait été rapidement contrecarrée.

Faire la révolution c’est aussi la mise en mouvement des masses pour rétablir ou établir l’égalité. C’est l’acte de charité des niveleurs et des diggers de délivrer les riches de leur prison dorée, pour leur rédemption.

Or pour faire la révolution il faut dégager une forme d’élite révolutionnaire. Tout le monde n’est pas capable de se hausser intellectuellement, moralement et physiquement aux exigences de la situation (s'il y en a un qui en a été incapable, c’est bien Debord! ).

L’idéologie révolutionnaire est une réalité pleine de contradictions, d’ambiguïtés et de promesses : une « religion » de l’action qui pousse au dévouement, à l’héroïsme et au sacrifice, mais qui dégénère en « western », en look ou en roman historique à la Dumas lorsqu’elle devient une légende dont les hauts faits sont situés dans le passé ou dans des pays lointains.

A ce propos, Gramsci pensait que le Comte de Monte-Christo était le modèle du fameux surhomme nietzschéen qui était voué à dégénérer par la suite en super-héro de la culture-inculture populaire contemporaine. La révolution bouleverse l’esthétique, et l’esthétique qui en exploite les thèmes n’est pas forcément révolutionnaire. Mais elle peut l'être de manière agissante, Eisenstein, avec ces quatre films, le Cuirassée Potemkine, Octobre, la Ligne Générale, Alexandre Nevski, crée une esthétique révolutionnaire dont on n'aura pas fini d'explorer les possibilités avant longtemps.

Et Godard, auquel on peut reprocher le manque de clarté dans ses œuvres et dans ses intentions, a su quand même démasquer les médias : l’objectivité à la télévision disait-il, c’est l'idéal grotesque d’accorder une heure aux juifs et une heure aux nazis. Aujourd'hui ça donne deux minutes à Maduro, une heure à Guaido.

Toute révolution est une guerre civile. La violence n’est pas au programme, mais en définitive celui qui l’emporte sera celui qui ne reculera pas devant son usage. Quitte à être lui-même emporté ou détérioré moralement. C'est pour cette raison que l'on peut conclure de ces réflexions que la révolution n'est pas, mais pas du tout, le but des vrais révolutionnaires. Leur but, c'est le nouveau monde d'après révolution.

Les voies de faits et la violence ne sont légitimes dans aucun système juridique et moral, et pourtant elles sont nécessaires pour passer d'un système à un autre meilleur, et ce passage est aussi historiquement nécessaire. On constate que partout jusqu'à présent, même en Russie, les masses prolétariennes ne sont devenues révolutionnaires que lorsqu'elles ont été entraînées dans la guerre par la bourgeoisie, elle dont la légitimité ne repose que sur l'idée qu'elle apporterait à tous le progrès et la paix.  Mais il fallait qu'auparavant agisse dans la société une minorité révolutionnaire active et sûre de son bon droit, pour publiciser ce scandale et démasquer la propagande continue qui passe aux yeux des naïfs pour de la libre "information".  Et cette minorité tire principalement sa légitimité de la répression qu'elle subit et de la haine non dissimulée des médias dominants.

Si les États-Unis nous entraînent dans une guerre avec la Chine, ils peuvent lancer sans le vouloir une révolution mondiale. Le paradoxe conclusif étant que ceux qui souhaitent cette révolution ne peuvent pas souhaiter cette guerre, sans perdre leur légitimité. Ils ne peuvent souhaiter que la révolte des masses qui s'ensuivrait.

Le premier but de la révolution que nous espérons, le socialisme, est défini par la propriété collective des moyens de production. Il s’agit certes d’accéder à une économie rationnelle des ressources de l’humanité, mais d’abord et en premier lieu de priver la bourgeoisie des bases matérielles sa puissance politique de parti de fait, qui exerce la dictature à l’échelle mondiale sous des apparences ouvertes et pluralistes.

Son deuxième but est le communisme, la remise en cause de la propriété des moyens de consommation individuels, qui consiste à supprimer la médiation des marchandises, des choses dans les rapports humains, ce qui en fera apparaître d’une intensité nouvelle qui sera sans doute difficile à supporter pour beaucoup de ceux qui ont été formatés par le monde des choses et qui n’ont pas été confrontés depuis longtemps à une intelligence autre qu'artificielle.

Sans aucun doute, ils trouveront le nouveau monde épouvantable!

GQ, 6-9 mai 2020

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