Paradoxes révolutionnaires
(texte augmenté le 9 mai)
Exploration
d’un paradoxe : les vrais révolutionnaires doivent-ils s’afficher comme
des « révolutionnaires » ? C’est un peu le paradoxe de Machiavel : si
Machiavel avait été vraiment machiavélique il n’aurait pas dit qu’il
l’était.
Les
révolutions historiques, sauf l’exception majeure de la Révolution
d'Octobre russe, donnent l’impression sinon d’avoir été faites, du moins
déclenchées par des masses qui n’étaient pas le moins du monde
révolutionnaires, mais animées d’un désir de justice élémentaire, et
philosophiquement conservateur.
Ou
bien avaient-elles des raisons tactiques de dissimuler leur but ? Même à
elles-mêmes ? Il est patent que dans bien des cas, la simple expression
d’une volonté révolutionnaire suffit à marginaliser son porteur, à
faire douter de son sérieux et de son esprit pratique et à le repousser
dans l’inefficacité, à le couper des masses. A ce moment-là le
groupuscule d’idéologie révolutionnaire peut même devenir un instrument
de la faction la plus conservatrice de la bourgeoise. Ce fut le destin
du trotskysme, du maoïsme ...
L’idéologie
révolutionnaire s’oppose-elle à la révolution réelle ? On peut le
penser, si on examine le destin ultérieur de la génération 1968 de
révolutionnaires autoproclamés, qui ont pour la plupart abouti au
libéralisme pro-impérialiste.
Sans
s’en apercevoir, parce qu’ils sont même les philosophes parmi eux,
incultes, ils ont régressés du réel à l'idéal, de Marx à Hegel. Tout
cela a fait du bruit dans la pensée pure.
Debord le déclarait péremptoirement dans la Société du Spectacle : « la théorie révolutionnaire est maintenant l’ennemie de toute idéologie révolutionnaire et elle sait qu’elle l’est ».
C’est bien joliment dit. Sauf que dans la pratique, c’était le discours
révolutionnaire hyperbolique des situationnistes qui agressait
verbalement toutes les organisations concrètes au projet
révolutionnaire ! Lorsque Debord se défendait d’attaquer en priorité
« les hommes de la gauche unie » en proférant en voix off de son ton
méprisant habituel, devant la photo choisie au hasard d’Alvaro Cunhal
(dont manifestement il ne connaissait rien du tout), "quelle gauche ?
quelle union ? quels hommes ?" et bien oui, tout est dit, mon bonhomme !
Par
contre, le Parti bolchevik, l’opérateur de la révolution en Russie en
1917, est explicitement révolutionnaire depuis sa fondation en 1894 et
se bat pied à pied pour le rester, parce qu'il est marxiste orthodoxe,
et cet engagement joue un rôle dans l'advenue de la révolution. La
révolution matérialiste devient un idéal incandescent qui transfigure
les masses de l’Empire russe. La révolution russe est effectivement une
révolution faite par des révolutionnaires, qui savaient qu’ils l’étaient.
La
révolution est une invention historique de la bourgeoisie montante, et
la bourgeoisie adore les belles phrases et les longs discours, mais dans
quelles conditions se transfère-elle au prolétariat ?
Il
a fallu la situation particulière des grandes capitales à l’époque de
la révolution industrielle et d’un petit nombre de villes industrielles,
ports, régions minières, en rapide développement. Dans les faubourgs et
dans les grandes usines, la révolution fermentait. Mais aujourd’hui ces
cuves de fermentation n’existent plus : la bourgeoisie a redessiné la
géographie du monde à toutes les échelles pour l’empêcher, pour empêcher
les concentrations territoriales de ses ennemis. Il faut aussi observer
que ce ne fut qu’une potentialité pas toujours actualisée : de
nombreuses grandes métropoles de cette génération de villes, à commencer
par les principales, Londres, New York, n’ont guère eu d’histoire
révolutionnaire au bout du compte. Alors les nouveaux territoires de la
révolution passent avec toutes leurs limitations évidentes, par les
chambres d’écho de l’Internet.
Peuple et prolétariat y errent ensemble mais courent-ils après la même révolution ?
Le
peuple quand il apparaît comme sujet de l’histoire, c’est le Tiers-État
de la Révolution française. Il regroupe la future bourgeoisie et le
futur prolétariat. Mais le peuple radical français ou anglais associe
ouvriers les plus instruits et artisans, petits bourgeois, et jeunes
étudiants des grandes villes, une "gauche unie" contre la bourgeoisie
arrivée, dont le but devient le plus souvent de s’intégrer dans la
classe aristocratique. S’il y a une fuite et une trahison continue des
révolutionnaires de la phrase et de la chaire vers la bourgeoisie et ses
carrières glorieuses ou confortable, il y a de même une fuite de la
bourgeoisie productive vers les banques, les palaces et les châteaux de
la classe parasitaire.
L’idéologie
joue un rôle dans la création du front révolutionnaire, Rousseau et
Marx ne sont pas seulement des penseurs, des théoriciens rationnels qui
fournissent une interprétation du monde apte à le faire changer, ce sont
aussi en quelque sorte dans l’espace moral des étendards et des lieux
de ralliements.
Faire
la révolution, ce n’est au commencement rien d’autre que se battre pour
conserver le rosbif anglais et le pain quotidien des acquis sociaux que
le progrès technique et scientifique aux mains des privilégiés met en
danger. Il faut remarquer aussi que la révolution est une action ou un
effet involontaire de cette lutte pour améliorer la vie, ou pour garder
ce qu'elle a de bon. On peut penser que si elle s’était posée comme
projet dès le simple commencement, elle aurait été rapidement
contrecarrée.
Faire
la révolution c’est aussi la mise en mouvement des masses pour rétablir
ou établir l’égalité. C’est l’acte de charité des niveleurs et des
diggers de délivrer les riches de leur prison dorée, pour leur
rédemption.
Or
pour faire la révolution il faut dégager une forme d’élite
révolutionnaire. Tout le monde n’est pas capable de se hausser
intellectuellement, moralement et physiquement aux exigences de la
situation (s'il y en a un qui en a été incapable, c’est bien Debord! ).
L’idéologie
révolutionnaire est une réalité pleine de contradictions, d’ambiguïtés
et de promesses : une « religion » de l’action qui pousse au dévouement,
à l’héroïsme et au sacrifice, mais qui dégénère en « western », en look
ou en roman historique à la Dumas lorsqu’elle devient une légende dont
les hauts faits sont situés dans le passé ou dans des pays lointains.
A
ce propos, Gramsci pensait que le Comte de Monte-Christo était le
modèle du fameux surhomme nietzschéen qui était voué à dégénérer par la
suite en super-héro de la culture-inculture populaire contemporaine.
La révolution bouleverse l’esthétique, et l’esthétique qui en exploite
les thèmes n’est pas forcément révolutionnaire. Mais elle peut l'être de
manière agissante, Eisenstein, avec ces quatre films, le Cuirassée Potemkine, Octobre, la Ligne Générale, Alexandre Nevski, crée une esthétique révolutionnaire dont on n'aura pas fini d'explorer les possibilités avant longtemps.
Et
Godard, auquel on peut reprocher le manque de clarté dans ses œuvres et
dans ses intentions, a su quand même démasquer les médias :
l’objectivité à la télévision disait-il, c’est l'idéal grotesque
d’accorder une heure aux juifs et une heure aux nazis. Aujourd'hui ça
donne deux minutes à Maduro, une heure à Guaido.
Toute
révolution est une guerre civile. La violence n’est pas au programme,
mais en définitive celui qui l’emporte sera celui qui ne reculera pas
devant son usage. Quitte à être lui-même emporté ou détérioré
moralement. C'est pour cette raison que l'on peut conclure de ces
réflexions que la révolution n'est pas, mais pas du tout, le but des
vrais révolutionnaires. Leur but, c'est le nouveau monde d'après
révolution.
Les
voies de faits et la violence ne sont légitimes dans aucun système
juridique et moral, et pourtant elles sont nécessaires pour passer d'un
système à un autre meilleur, et ce passage est aussi historiquement
nécessaire. On constate que partout jusqu'à présent, même en Russie, les
masses prolétariennes ne sont devenues révolutionnaires que
lorsqu'elles ont été entraînées dans la guerre par la
bourgeoisie, elle dont la légitimité ne repose que sur l'idée qu'elle
apporterait à tous le progrès et la paix. Mais il fallait qu'auparavant
agisse dans la société une minorité révolutionnaire active et sûre de
son bon droit, pour publiciser ce scandale et démasquer la propagande
continue qui passe aux yeux des naïfs pour de la libre "information".
Et cette minorité tire principalement sa légitimité de la répression
qu'elle subit et de la haine non dissimulée des médias dominants.
Si
les États-Unis nous entraînent dans une guerre avec la Chine, ils
peuvent lancer sans le vouloir une révolution mondiale. Le paradoxe
conclusif étant que ceux qui souhaitent cette révolution ne peuvent pas
souhaiter cette guerre, sans perdre leur légitimité. Ils ne peuvent
souhaiter que la révolte des masses qui s'ensuivrait.
Le
premier but de la révolution que nous espérons, le socialisme, est
défini par la propriété collective des moyens de production. Il s’agit
certes d’accéder à une économie rationnelle des ressources de
l’humanité, mais d’abord et en premier lieu de priver la bourgeoisie des
bases matérielles sa puissance politique de parti de fait, qui exerce
la dictature à l’échelle mondiale sous des apparences ouvertes et
pluralistes.
Son
deuxième but est le communisme, la remise en cause de la propriété des
moyens de consommation individuels, qui consiste à supprimer la
médiation des marchandises, des choses dans les rapports humains, ce qui
en fera apparaître d’une intensité nouvelle qui sera sans doute
difficile à supporter pour beaucoup de ceux qui ont été formatés par le
monde des choses et qui n’ont pas été confrontés depuis longtemps à une
intelligence autre qu'artificielle.
Sans aucun doute, ils trouveront le nouveau monde épouvantable!
GQ, 6-9 mai 2020
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